Ne cherchez plus où est Charlie
Charlie m’avait demandé une préface pour le livre collectif publié chez Chronique Sociale en février 2024 : Itinérances narratives – la magie dans la faille : boussole politique des Pratiques Narratives. Seb et elle avaient aimé mon texte mais le collectif (ou peut-être Charlie) n’a finalement pas souhaité l’inclure dans le livre. Et ça, je l’ai parfaitement compris. Cependant, cette préface, que Charlie avait voulu rendre inclusive, avait encore été l’occasion d’une importante fâcherie entre elle et moi. J’avais finalement accepté qu’elle la rende inclusive mais j’avais désiré inclure une note de bas de page disant que c’était juste pour ce livre. Je ne voulais pas passer pour ce que je ne suis pas. Même si je m’efforce de penser de façon inclusive, je n’écris jamais ainsi. Charlie avait refusé. Et nous avions assez méchamment échangé des horreurs, comme nous savions le faire et que nous pensions vraiment ! Heureusement, les derniers emails entre elle et moi de son vivant avaient été pour nous dire notre amour.
Et ce matin, j’ai reçu un message de l’au-delà.
Et c’est Morgane, contributrice de ce livre, qui a tiré du panier des « missions de l’après » le petit papier coloré me concernant. C’est tellement incroyable. D’abord, parce que je n’aurais jamais imaginé, au grand jamais, être dans ce panier, et que me dire que j’avais une telle place en dépit de nos échanges très vifs me bouleverse, ensuite parce que la messagère, Morgane, est un être tellement sensible et poétique que si j’avais dû choisir, j’aurais voulu que ce soit elle. En plus, Morgane danse...
J’ai gardé le texte de cette préface, faisant référence au livre précité, et j’ai envie aujourd’hui de le proposer à la lecture, non plus comme la préface de ce livre, pas du tout, mais comme une vision personnelle des échanges entre Charlie et moi. Après tout, ce texte m’a été rendu. Il n’est donc toujours pas « inclusif », au sens où Charlie l’entend. Et ce n’est pas par irrespect, oh non, tellement pas !
Catherine
Ne cherchez plus où est Charlie. Charlie est là où elle a toujours dit qu’elle serait, parmi ses semblables.
Mais moi, au moment d’écrire cette préface, je me sens plutôt comme un éléphant dans un magasin de porcelaine tant j’ai peur de briser avec mes gros sabots[1] la si délicate et émouvante sensibilité qui se dégage des situations et des personnages de ce livre … Me vient également l’image d’un vieux téléphone gris à cadran oublié dans une boutique de smartphones tant le monde a changé depuis 2008, quand j’ai découvert Maps of Narrative Practice de White, et tant je peine à en intégrer les nouvelles donnes dans ma pratique et mon enseignement… Enfin, j’éprouve aussi la sensation inconfortable que pourrait expérimenter un joueur de rugby à 15 intégré dans un match de rugby fauteuil car comme lui, je ne sais pas me mouvoir dans ce jeu, dont je ne connais ni les codes ni les règles et où je risque de commettre des impairs, ce qui me donne l’impression de ne pas être véritablement dedans, même si je ne suis pas totalement dehors.
La peur d’être maladroite, le sentiment de ne plus assez évoluer avec mon temps, qui n’est peut-être déjà plus mon temps d’ailleurs, le manque d’enthousiasme pour intégrer le vocabulaire et la grammaire utilisés dans ces textes… Je savais pourtant à quoi m’attendre... Ce livre collectif est à l’initiative de Charlie. Alors, pourquoi lui avoir spontanément dit oui, sans prendre tout cela en compte ?
J’ai sans doute pensé à notre amitié « narrative » et à notre connivence certaine autour d’une vision très politique des Pratiques Narratives, et notamment à notre croyance absolue qu’on ne peut considérer les difficultés que les gens rencontrent en dehors des contextes de pouvoirs qui les font naître et qui les alimentent. C’est précisément cela externaliser les problèmes et c’est pourquoi « la déconstruction est la justice », comme l’a dit Jacques Derrida. C’est ce qui m’avait le plus intéressée dans Maps, ce qui m’avait fait considérer que je tenais enfin des idées et des processus en accord avec mes propres pensées. Depuis, je n’ai fait que renforcer cette conviction, situation après situation, rencontre après rencontre. Je sais que cette vision nous soude assez solidement, bien que Charlie la pousse beaucoup plus loin que je ne le ferai jamais. Elle ne sait pas faire autrement je crois, là où je louvoie avec plus d’aisance dans les compromis et la préservation d’un mode de vie privilégié.
Tant de choses en réalité, au-delà de cette connivence, certes importante, me tient éloignée des personnes qui ont contribué à ce livre. Je suis coach et non psy, je suis plus âgée, je ne vais pas au bout de mes idées, j’appartiens aux catégories majoritaires de ma culture, quant à la couleur de ma peau, ma religion, mon genre en accord avec mon sexe, mon hétérosexualité, ma formation universitaire, ma catégorie sociale, mes audaces et mes frilosités, ma position favorable à la vaccination, etc., au point que je ne dispose pas du langage qui semble désormais, à la lumière de ce qui suit, donner voix aux catégories minoritaires. Ce n’est pas un mea-culpa, simplement une constatation.
Ce livre est donc majoritairement construit autour de voix encore minoritaires. Et j’ai accepté d’en écrire la préface... expérimentant à mon tour par rapport à ces voix-là l’impression de basculer en minorité. Par chance, il y a chez moi une caractéristique qui me place dans une catégorie dont la voix a pu être considérée comme négligeable : j’ai grandi en tant que femme, dans une société patriarcale. J’ai vécu un certain nombre d’injustices dans ma vie liées à cet état de fait, pas aussi graves que le fait d’être homosexuel dans d’autres sociétés, mais graves tout de même, dans la mesure où elles touchaient ma dignité et le sentiment que j’avais de moi-même. J’en ai dégagé des manifestations de colère et de rébellion, et beaucoup d’intérêt à l’époque pour les textes qui parlaient de cela au nom de nous toutes. C’était déjà un premier pas.
« On ne naît pas femme, on le devient »[2]. Quelle idée incroyable ! Qui marche aussi avec « homme » et avec plein d’autres choses.
C’est peut-être ce premier pas qu’a sollicité Charlie. Je me rappelle qu’un jour, je lui avais adressé un article concernant Monique Wittig, qui a cofondé le MLF en 1970, avec Antoinette Fouque et Josiane Chanel. À eux seuls les prénoms les situent dans le temps, comme le fait aussi le mien. Monique était lesbienne. Elle avait à ce titre déclaré haut et fort qu’elle n’était pas une femme. Elle ne parlait pas d’un point de vue physiologique mais plutôt d’un point de vue social et identitaire. Le fait d’être lesbienne lui permettait d’échapper à l’identité dominante de « femme » et de se déclarer d’une façon autre qu’une femme hétérosexuelle. Je ne suis pas sa meilleure porte-parole, aussi je vous engage à lire ses livres, toujours accessibles. Toujours est-il qu’à la suite de cette déclaration, les femmes du MLF l’ont exclue et harcelée, avec toute la violence des groupes militants de l’époque. On est dedans ou on est dehors. Impossible de voyager à la frontière. Comment défendre la cause féministe si l’on déclare qu’on n’est pas une femme ? Monique a été obligée de quitter la France. Elle est partie vivre aux États-Unis.
Je n’ai jamais aimé l’exclusion, mais pas beaucoup plus l’inclusion je dois dire. Moi, ce que j’aime, c’est disposer de la liberté de rejoindre des groupes sans être obligée d’adhérer à l’ensemble des articles de leurs chartes, c’est aller des uns aux autres, sans qu’aucun ne m’attrape jamais totalement. Je crois que c’est cela que permet la notion de Communitas, pensée par Victor Turner[3]. Ni dedans ni dehors, libre de naviguer, au gré de mes états d’âme, une « militante libre ».
Mais pour revenir à Monique Wittig, c’est peut-être aussi cela qu’est venu chercher Charlie chez moi : le plaisir de faire des ponts entre les générations et de s’appuyer sur le passé pour s’aventurer au-delà et continuer à agiter les idées, les usages et les comportements.
Ce qui est sûr, c’est que depuis assez longtemps, nous nous inquiétons, Charlie et moi, que les Pratiques Narratives ne perdent le pouvoir subversif qu’elles avaient lorsque Michael White et David Epston en avaient tracé les contours, petit à petit, dans les années 80 et 90. Comme si les idées finissaient, en entrant dans l’air du temps, parfois par d’autres fenêtres d’ailleurs que la seule fenêtre « narrative », par subir une forme de lissage, de gommage, d’édulcoration. Ne heurter personne, surfer sur la pensée positive, se glisser dans des cadres pas toujours si naturels que ça pour ces idées-là, comme le coaching en entreprise notamment, n’en retenir que ce qui est « joli », se laisser tenter par le « politiquement correct »… Il y a là un danger bien réel pour le courant « narratif » de perdre son identité.
Car la subversion en est l’essence même. Il ne peut être question de faire plaisir à tout le monde. Je me rappelle le coup de fouet extraordinaire qu’avait été la lecture de Maps et je m’interroge à la fois sur l’ennui qui me guette et sur la contradiction dans laquelle je me trouve : le monde change et ce que j’enseigne reste figé. Défiger mon enseignement ne reviendra pas à trouver des voies pédagogiquement plus créatives, non, le sujet est absolument ailleurs. Le sujet, c’est : comment intégrer dans ma pratique les idées nouvelles issues de l’évolution de la pensée et comment redevenir subversive ? Le monde a bien changé depuis les années 80 ! Il se heurte à quelques phénomènes assez nouveaux, non ?
Ce livre agit ainsi pour moi comme Maps l’avait fait à l’époque : il secoue et réveille, en proposant d’autres choses, d’autres façons d’intervenir, en lien étroit avec les préoccupations de son époque. Des façons concrètes, inventives, joyeuses, audacieuses et impertinentes, des façons en dehors des systèmes et des institutions. Il s’inscrit dans la lignée d’initiatives oubliées comme par exemple la ferme aménagée dans les Cévennes dans les années 60 pour accueillir et accompagner des jeunes personnes avec le diagnostic d’autisme mutique, où Fernand Deligny[4] avait tenté des voies originales, en dehors des chemins de la rééducation et de la charité, et même en dehors de ceux de l’apprentissage. Ce qui fait que l’autisme est un problème, ce n’est pas l’autisme en soi, c’est le mode de vie d’une société inadaptée. La question est de savoir où poser son regard. Dans le monde narratif, le problème, ce n’est pas le cerf susceptible de traverser la route et de causer un accident à la voiture qui roule, le problème, c’est la route qui traverse la forêt…
Je trouve intéressant que notre époque soit confrontée à de grands bouleversements. À moi qui suis née en 1960, cela rappelle l’atmosphère des années 50 à 70, celle de l’émergence des idées narratives. Il y a finalement beaucoup d’élans contemporains qui résonnent avec les mouvements de l’époque qu’étaient le retour aux choses simples et à la nature, la prise de parole de nombreuses voix minoritaires qui devenaient visibles, l’horreur des guerres absurdes, la critique du consumérisme, le pouvoir de la musique, l’antipsychiatrie, l’anticapitalisme, etc. Résonance n’est pas similitude mais je sens des liens forts entre nous, connivences qu’autorise Charlie par son respect des luttes passées, qui étaient importantes pour moi, qui pourraient aujourd’hui apparaître un peu vaines ou désuètes, mais qu’elle a au contraire toujours considérées.
Parmi les fondements essentiels des idées narratives, il y a celui, primordial et post-moderne, que rien ne devrait arrêter la pensée. Une pensée intéressante, ce n’est pas une pensée qui permettrait d’approcher une forme de vérité, ce qui constituerait alors la fin de la pensée ; une pensée intéressante, c’est une pensée qui ouvre la voie de la pensée suivante. Derrida incitait à déconstruire la déconstruction elle-même. Les pensées sont comme des couches archéologiques, chacune servant de terreau fertile à l’autre ; chacune, si elle est envisagée seule, devant porter l’étiquette précise de l’endroit et de l’époque de son émergence. Une pensée ne peut pas s’extraire du contexte socioculturel et environnemental qui en a permis l’éclosion, elle n’est pas absolue.
Il y a ainsi un truc qui me trotte dans la tête depuis quelques mois, une idée encore un peu floue qui pourrait bien m’amener à une façon toute nouvelle de me considérer et de considérer les autres. Longtemps, je me suis dit que penser la Différence était un immense progrès, qui permettait d’aider, autrement qu’en cherchant à les remettre dans le cadre, les personnes se retrouvant en situation d’écart par rapport à une norme. Derrida parlait de « Différance », comme un « néologisme qui marque de manière particulièrement nette la volonté de penser de manière singulière la différence »[5]. L’idée de Michel Foucault d’un jugement normatif associé au pouvoir moderne m’a fait regarder la Différence non plus comme une maladie dont il faudrait guérir, une anormalité, une carence, mais comme une voie originale et singulière, dont on devait et pouvait respecter les préférences. Ce n’était pas rien.
Pourtant, je sens que mes dernières lectures, souvent guidées par Guillaume Bonin, médecin-inventeur de « l’hôpital dans les bois », me font doucement basculer vers l’idée, préférée, de la Diversité. La diversité du vivant. Grâce à lui, j’ai connu Baptiste Morizot[6], Vinciane Despret[7], puis Nastassja Martin[8] et d’autres encore, grâce à lui, j’ai passé un weekend dans le Limousin avec Bruno Latour et sa petite troupe engagée dans l’aventure et la performance « Où atterrir ? »[9]. Plutôt que mettre l’accent sur la différence, dont on ne peut empêcher, même en l’abordant de façon « narrative », qu’elle reste stigmatisante, opposant les uns aux autres, que pourrait-il se passer si on choisissait d’envisager l’immense diversité du vivant, nécessaire à la vie justement, où aucune espèce n’aurait un statut plus élevé qu’une autre ? Je commence à entrevoir ce que cette façon de me considérer et de considérer les autres peut changer dans mes accompagnements et mon enseignement. Je crois que cela fait un moment que Guillaume me le souffle à l’oreille.
Cela fait écho finalement à ma réserve précédente vis-à-vis de la notion d’inclusion. Dans le monde diversifié du vivant, cette notion n’a plus aucun sens. Me reviennent à l’esprit les propos de Norman Kunc, praticien narratif handicapé, affirmant dans une interview enregistrée avec Viki Reynolds du Dulwich Centre[10] faire simplement partie de la diversité humaine ; par conséquent et selon lui, quand on ajoute une rampe d’accès à un bâtiment, il ne s’agit pas d’un aménagement pensé spécifiquement pour l’inclure, il s’agit de la correction d’une erreur architecturale.
Les diverses expériences décrites dans ce livre, toutes aussi bouleversantes et enthousiasmantes les unes que les autres, replacent la responsabilité des difficultés rencontrées par les personnes dans les contextes élargis qui les ont créées, et n’ont de cesse de les alimenter, et proposent des voies collectives, joyeuses et innovantes, à l’encontre du mantra individualiste et mortifère de nos sociétés modernes. Elles célèbrent la diversité du vivant et ses nécessaires interdépendances pour que vive la vie, elles suggèrent de nouvelles métaphores, de nouvelles possibilités d’agir et de penser, de nouveaux systèmes de référence.
Avant de laisser la place à Charlie, pour des propos beaucoup plus précis et documentés, je voudrais conclure avec l’une des questions que pose ce livre. Elle est proposée par Joanna dans le chapitre Cheminer le cancer avec toi (Joanne Chassot et Charlie Crettenand). Cette question assez vertigineuse, qui va durablement m’accompagner, je la trouve très en lien avec les idées de la Diversité. La voici :
À quoi ressemblerait une « société vulnérable » ? Comment vivrait-on collectivement avec cette conscience de la fragilité et de la finitude ?
Il y a des personnes rares qui provoquent des évolutions majeures. Sans doute Charlie en fait partie, aux côtés de Michael et de David. Chez ces trois-là, chez les thérapeutes et toutes les personnes contribuant à ce livre, la pratique thérapeutique est réinventée de façon libre et joyeuse, à partir d’une conscience politique très aigüe avec laquelle ils ne transigent pas. Je suis heureuse que les tourments et cris du cœur de Charlie, entendus lors de la conférence qu’elle a donnée aux Journées Francophones Narratives 2022 de Lyon, débouchent sur ces textes, où l’espoir n’est jamais abandonné et où sont proposées des façons de travailler différentes et vivifiantes, sur des sujets souvent douloureux.
Ce livre, très engageant, secoue et réveille.
[1] Donc, un éléphant avec des sabots !
[2] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949
[3] Victor Turner, The Ritual Process: Structure and Anti-structure, 1969
[4] Deligny (1913-1996), par ailleurs, était ce genre d’éducateur libertaire à détruire les dossiers médicaux des jeunes délinquants ou psychotiques avant de les accueillir.
[5] Extrait de : Foucault, Derrida, Deleuze, Pensées rebelles, Ed. Sciences Humaines, 2013, p.6
[6] Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020
[7] Autobiographie d’un poulpe, Actes Sud, 2021
[8] À l’est des rêves, réponses even aux crises systémiques, Les Empêcheurs de Tourner en Rond, 2022
[9] Pour en savoir plus sur le projet débuté en janvier 2020 : http://ouatterrir.fr/. Voir aussi l’essai : Bruno Latour, Où atterrir ?, Ed. La Découverte, 2017
[10] The right to be disabled (le droit au handicap) : https://www.youtube.com/watch?v=QM6epVgyPFo