Florina et le Baya, conversation de re-groupement
A travers cet article d’une infinie délicatesse, Sophie Bouhier, installée à Toulouse, nous offre un regard ethnographique de grande qualité autour d’une conversation narrative de re-membering. Vous ne saviez pas comment vous y prendre ? Installez-vous confortablement, et accordez-vous un moment suspendu pour apprécier ce remarquable travail qui nous partage aussi les coulisses de cette conversation. Merci Sophie.
Alexandre
Cette histoire a commencé dans le vestiaire des femmes du dojo d’aïkido, lieu dans lequel Florina et moi même pratiquons régulièrement. Un jour, arrivant dans le vestiaire pour me préparer à pratiquer, je fus interpelée en découvrant que toutes les femmes du vestiaire, enfin pratiquement toutes les femmes, portaient un collier de perles autour de la taille. Quelle étrange mode les a prises !, me suis-je dit. Je décidai de les interroger. Elles me répondirent que c’est en voyant Florina avec ce collier qui lui faisait une si jolie taille qu'elles ont eu envie d’en porter un elles aussi. Cela tombait bien, Florina en avait plein à leur offrir, des rouges, des verts, des bleus, des multicolores.
A mon tour, j’ai eu envie de demander à Florina si je pouvais moi aussi avoir un collier autour de la taille. Elle sort alors une pochette de son sac. Elle en extrait des colliers qu’elle me laisse choisir, tout en guidant mon choix. Elle m’explique que ce collier se pose de manière précise. Il faut en choisir la couleur, une couleur qui aille bien avec la couleur de la peau et le goût de la personne. Florina commence à me plonger dans une conversation quasi hypnotique autour de ce collier, me demandant de faire un voeu, tout en me le posant soigneusement autour de la taille. J’observe d’ailleurs la manière dont elle réalise le noeud consciencieusement, noeud qui commence à disparaitre sous mes yeux. C’est un moment très joyeux, rempli de nos rires. Elle finit en m’expliquant que lorsque ce voeu serait exaucé ou serait sur le point de l’être, le collier partirait de lui même.
Ma curiosité de praticienne narrative, ethnologue de formation, fut de suite éveillée lors du déroulement de ce moment magique réalisé à mon intention. Il me semblait avoir vécu là une sorte de transmission d’un rituel féminin (cf. A. Van Gennep, les rites de passage). Je désirais en connaitre plus. J’y voyais l’occasion d’une conversation narrative riche dans laquelle j’allais sûrement découvrir des savoirs, des compétences particulières, peut être une sagesse familiale. Il y avait là matière à proposer à Florina une conversation autour des liens qu’elle entretenait avec son collier et sur ce qui dans cette relation pouvait parler d’elle, de son identité. Elle accepta cette conversation avec enthousiasme et curiosité, me dit-elle plus tard. De cela je ne fus pas étonnée.
L’objet, le Baya, fut ainsi « la rampe de lancement » de ce qui me semblait allait être une conversation dignifiante et poétique. Objet précieux pour elle, apparu très vite comme faisant partie de son club de vie en étant personnifié, le Baya allait être au centre d’une conversation identitaire.
Dès le début de notre conversation, je ne savais pas où cela allait nous mener. Florina ne le savait pas non plus et encore moins ce qu’elle allait découvrir d’elle-même. J’avais comme unique cap celui de maintenir l’intention de la conversation : faire surgir des éléments de l’identité de Florina, des savoirs, des compétences, au cours d’une conversation de re-membering (re-groupement, cf. Cartes des pratiques narratives de Michael White) avec un objet : le Baya.
Pour soutenir mon projet et cette intention, j’avais préparé quelques questions. Ces questions devaient tenir le fil conducteur de notre conversation, mais n’être sûrement pas un questionnement qu’il fallait absolument suivre, avec un déroulé strict. D’autres pouvaient apparaitre au fil de l’eau. Simplement ces questions devaient me permettre de ne pas tourner en rond ou oublier les aspects qui font une bonne conversation narrative de re-groupement, des questions qui devaient nous inviter à explorer à la fois le paysage de l’identité, de l’action et de la relation. Il s’avère, et de ça non plus je n’ai pas été étonnée, que Florina se prêtait assez bien au jeu de la conversation et devançait parfois mes questions. Pour la première fois, j’avais décidé d’enregistrer et de retranscrire entièrement la conversation, avec son accord, tout en notant dans mon petit carnet les pépites que nous relevions ensemble au fur et à mesure.
Voici quelques-unes des questions que j’avais préparées :
Comment s’appelle cet objet ?
A quoi sert-il ?
Que peux-tu me dire de lui (histoire du Baya) ? Quelle place a-t-il dans ta vie ?
Quelle importance cet objet a-t-il pour toi ?
D’où te vient-il ? T’a-t-il été transmis ?
Que dit-il de ce qui est important pour toi dans la vie, de tes compétences, croyances, valeurs… ?
Que t’apporte-t-il ?
Si le Baya pouvait parler, que me dirait-il ? D’où ça lui vient ?
Si j’interviewais le Baya, que me dirait-il de toi que tu apprécierais ? Comment peut-il le savoir ? Qu’est-ce qu’il t’a vu faire ?
Peux-tu me raconter un moment où ce Baya a été particulièrement là pour toi ?
Penses-tu qu’il pourrait avoir contribué d’une façon ou d’une autre à la personne que tu es aujourd’hui ? si oui comment ?
Sans oublier la contribution de Florina au Baya :
Que lui apportes-tu dans sa fonction ?
Que penserait-il de savoir qu’il a été au centre d’un long échange entre nous ?
D’autres questions importantes se sont glissées dans le cours de la conversation, comme :
Que devient le Baya quand il se détache et que le voeu est exaucé ?
Comment arrives-tu à te séparer de tes Bayas pour les donner ?
Nous fumes largement récompensées de ce qui a émergé. Nous avons découvert ensemble que le Baya, qui lui avait été donné par sa mère la toute première fois à ses 13 ans, a été le compagnon précieux de sa migration identitaire, de son passage de l’enfance à celui de femme « assumée ». Il la soutenait et lui apportait le réconfort nécessaire aux bouleversements de cette période, parfois agissant comme remède lors de ses douleurs menstruelles. Le Baya a été important dans la compréhension et l’acceptation de son corps qui se transformait. Il a été également le compagnon de son éducation, pour devenir une femme adulte.
Florina : « Lorsque j’ai acheté le premier Baya avec mes sous, là le choix était total. J’ai pris le temps de le choisir, de le régler avec mes sous de mon premier travail ». « Il m’a permis de garder mon cap ».
Très vite d’autres membres se sont invités dans le club de vie de Florina. La conversation lui a permis de prendre conscience également des liens avec les femmes de la famille du côté de la lignée de sa maman, autour du soin, du partage et de la transmission. Sa maman, et avant elle la mère de sa maman (qu’elle a seulement connue à travers les paroles et gestes de sa maman), connaissaient les plantes et les gestes pour soigner.
Florina : « Je voyais faire maman. Quand elle connaissait quelque chose, elle disait : ah ! tu sais que ça soigne ça, que ça peut aider. Et nous, on est heureux de partager quand ça fonctionne. Quand une personne possède ça (ie cette compétence et connaissance), ce qu’une personne sait faire, il est important qu’elle le transmette et le partage. Car plus de personnes sauront le faire, moins il y aura de personnes malades ».
Elle a pu faire le lien avec ce qui lui a été transmis, au moment de re-négocier la place du Baya, sa relation avec lui lorsqu’il finissait par se détacher et qu’elle décidait de le donner, de le transmettre.
Florina : « Avoir quelque chose, ce n’est pas le garder. Il doit continuer à vivre, continuer son chemin et pouvoir circuler ».
Dire merci est également une valeur importante dans sa famille. Elle a vu si souvent sa mère le dire.
Florina : « Donner, transmettre le Baya, c’est une manière de lui dire merci, de tout l’accompagnement qui a été fait ».
Elle s’est remise également dans la lignée de son père et de son grand-père, le père de sa maman, en évoquant les nombreuses fêtes musulmanes auxquelles elle participait. Le partage, de la parole et des biens, est une valeur importante pour son grand-père. Elle fut surprise de ce, qu’en faisant les liens, elle a pu découvrir d’elle-même. Elle ne s’était jamais posée de questions car tout cela, elle le vivait « comme coulant de source ».
Les identités individuelles s’inscrivent au sein des identités collectives (B. Myerhoff). Il n’était pas question pour moi de faire une enquête sociologique de l’usage du Baya en Côte d’Ivoire. La conversation se déroulait autour de la relation particulière qu’entretenait Florina avec son Baya. Elle a permis de faire émerger, dans un contexte social et culturel plus large, ce qui était particulièrement singulier dans la relation de Florina et son Baya, qui nous parlait de son identité à elle, au travers d’une histoire familiale qu’elle a choisi de garder.
Dans la famille de son grand-père, les enfants pouvaient s’exprimer librement.
Florina : « Il faut savoir qu’en Afrique, il y a le droit d’aînesse, le droit des ainés. Dans ma famille, les enfants avaient le droit de s’exprimer et de poser des questions… ».
Et encore plus loin : « Mes amies en côte d’ivoire ne connaissaient pas le Baya et sa fonction. Aujourd’hui, il est plus souvent utilisé comme objet de séduction. Il peut même se mettre par dessus les vêtements… »
Après une longue conversation, je décidai de lui poser une dernière question : Que pense-t-elle que cela a fait au Baya que l’on parle tant de lui ?
Florina : « Il serait ravi de se rendre compte de toute la force qu’il apporte, de tout l’impact qu’il avait quand j’étais plus jeune. Et surtout de l’avoir avec moi, cela m’a permis de garder le cap sur un voeu, d’être ancrée et d’être moins rêveuse (cette partie là était très importante pour Florina). Il doit se dire : je suis d’une grande utilité. Je suis content de ce partage-là. C’est parfait. Ça le fait vivre. »
Nous rions à la phrase (cf. Milly ou la terre natale, Lamartine) : « Objets inanimés avez vous donc une âme... ».
Florina songeuse : « Et oui c’est fort possible ».
Elle m’a remerciée pour la conversation qu’elle a trouvée intéressante. Elle ne s’attendait pas à avoir une si longue discussion. Les questions posées lui ont permis de cheminer et se reconnecter à des choses qu’elle n’aurait pas réalisées sans cette conversation, notamment l’histoire de la mère de sa maman qui soignait et du lien qu’elle a pu faire avec sa manière de partager et transmettre le Baya. C’est avec cela qu’elle me dit repartir. Mais elle voudrait en parler avec son frère maintenant, qui connait davantage l’histoire de sa famille.
Où cette conversation nous avait-elle transportées ?
Finalement, il me semble que c’est à une cérémonie définitionnelle que nous, les filles de l’aïkido, avons assisté, lorsqu’elle a remis un collier à chacune. « Une histoire racontée tout haut à ses enfants ou à ses proches représente plus qu’un texte. Lorsque c’est bien fait, bien mis en scène, l’effet sur l’auditeur est profond et celui-ci fait plus que recevoir ou valider. Il en sort transformé », citation de B. Myerhoff, in L’approche narrative collective.
Plusieurs fois, Florina a employé dans la conversation le mot « assumer », « assumer le Baya devant ses amies », «assumer son corps », « s’assumer elle et ses croyances ». Moi, je fus très touchée par l’intelligence, la manière de faire de la maman de Florina qui lui a transmis son premier Baya pour lui permettre de traverser cette période de changement, celle de l’enfance à l’âge adulte, qui sont souvent de grands bouleversements corporels et sociaux. Cela m’a permis de réfléchir un peu plus tard à la manière dont nous, occidentaux, aidons nos filles à grandir et à s’approprier ce corps qui change, et ce nouveau statut social, de me questionner sur ma propre histoire et la façon dont cela m’a été transmis, de m’interroger sur la manière dont j’ai pu transmettre et les rituels que j’ai pu mettre en place avec mes propres enfants.
La métaphore du tissage est une des images qui m’avait amenée vers les pratiques narratives. Un fil de coton s’y est invité ici.
ANNEXES
En annexe 1, je fournis des éléments de récit ethnographique, le savoir culturel récolté au cours de la conversation avec Florina à propos de ces fils de coton.
En annexe 2, je livre la documentation que j’ai réalisée sous forme de conte. Une forme qui permet peut être d’une autre manière d’en prolonger l’histoire et la transmission.
Et en annexe 3, Florina dit ce qu’elle a pensé de tout cela !
ANNEXE 1 - Le récit ethnographique
En côte d’ivoire, le baya est confectionné de manière artisanale. Il est constitué d’une cordelette en coton naturel et de perles. Il se met autour des reins et seules les femmes le mettent. II est comme un bijou. Les hommes peuvent mettre des colliers autour des reins mais seulement pour certaines cérémonies, les mariages, quand ils font un culte. Leurs corps se transforment, mais pas autant que celui des femmes. Les hommes ont des boutons, la voix qui change, leurs odeurs corporelles changent aussi beaucoup. Mais les transformations féminines sont plus importantes, les seins, le bassin. Les hommes n’ont pas cette étape. En Afrique, les hommes doivent être solides. La femme représente beaucoup plus au niveau de la rondeur et de la sensualité. Mais cela ne s’appelle pas le Baya. Les cordes blanches en coton sont utilisées également pour mettre au dessus de la fontanelle des bébés pour calmer le hoquet. Les mères mettaient une fine corde à la cheville, lorsque les enfants allaient se baigner. Cette corde blanche servait de protection au danger que Mamiwata, la reine des eaux, représentait, celui de les engloutir. Elle pouvait les emporter avec elle. Avec cette corde, Mamiwata reconnaissait les enfants comme faisant partie d’elle et ne leur faisaient alors aucun mal.
ANNEXE2 - La documentation-conte
Récit de la jeune fille qui rêvait de devenir femme et de son tout premier Baya
Venez chers amis vous asseoir avec nous parmi les plantes, au pied de cette peinture joyeuse, feu d’artifice multicolore. Venez vous asseoir et écouter. Je vais vous conter le récit de la jeune fille qui rêvait de devenir femme et celui du tout premier Baya qui l’a accompagnée.
La jeune fille, Florina, a cinq ans d’écart avec sa soeur. Les règles des femmes, les menstruations, c’est comme une nébuleuse pour elle. A l’école, en Côte d’Ivoire, elle rêvait de ressembler à ses copines, avoir des seins, se sentir un peu plus femme. Mais elle, c’était un garçon manqué. Elle avait des cheveux courts. Elle n’était pas féminine du tout. Elle était amie avec des hommes. Elle remarquait bien que ses amies femmes étaient plus féminines qu’elles. Elles mettaient du rose sur leurs lèvres. Ce qui leur faisaient, remarquait-elle, les lèvres si pulpeuses. Elle les trouvait magnifiques, mais elle, Florina, n’arrivait pas à se voir à travers tout cela.
Elle vivait un paradoxe.
Elle était ce garçon manqué qui aurait bien aimé avoir quelques formes féminines. Maman l’observait et s’en rendait compte.
Florina était aussi une petite fille rêveuse. Maman l’appelait souvent pour qu’elle vienne : « Floflo… ». Florina passait du temps dans son hamac avec ses livres, de la musique, à regarder les étoiles.
Maman, de cela aussi elle se rendait compte.
Alors un jour Maman l’a emmenée avec elle au marché. Il y avait là, disposés sur l’étal, plusieurs colliers de couleurs. De beaux colliers de perles confectionnés artisanalement en coton naturel. Maman lui demanda : « Ah ! quelle couleur aimerais-tu ? ». Florina répondit : « Ah, moi j’aimerais le blanc. Celui qui tire un peu sur le nacre ». Maman trouva ça sympa…
Et elle ne dit plus mot.
Ce que Florina ne savait pas, c’est que Maman lui en avait acheté un. Une fois rentrée, Maman lui dit : « Regarde, j’ai ça pour toi ! ». Quelle fut la surprise de Florina lorsque sa maman lui montra le collier qu’elle avait justement choisi.
Maman continua : « Si tu veux, je t’aide à le mettre. Qu’est ce que tu souhaites (elle lui demanda de faire un souhait tout en lui attachant le collier) ? Si tu veux, tu ne me dis pas ton souhait. Tu le gardes pour toi ». Puis elle finit d’attacher le Baya en faisant soigneusement un nœud, ne le serrant pas trop. Maman ajouta : « Fais attention Florina, si par moment tu as trop mangé, pas assez mangé, quand tu vas avoir tes règles, tu vas gonfler, dégonfler. Donc il faut qu’il soit un peu plus large et ne te serre pas. Une fois ton voeu réalisé ton Baya va partir. »
Sur le coup Florina ne comprenait pas ce que Maman voulait lui dire. Elle était trop contente d’avoir la couleur qu’elle voulait, de le mettre et de se dire : « je sais que ce sont les femmes qui le mettent. Je suis une femme ! »
Et le début du voyage de Florina, jeune femme maintenant, accompagnée de son premier Baya commença.
Car ce collier avait un nom, il s’appelait le Baya, vous l’avais-je dit ?
Lorsque les premières règles sont arrivées un mois plus tard, ce fut une surprise pour Florina. Il lui a fallu du temps pour réaliser qu’elle était réglée. Elle commença à le réaliser à partir de la seconde fois. Florina sentait son bas ventre gonfler, bouger. En voulant mettre une robe ou un pantalon, elle se disait : « tiens ! il est un peu juste. Elle voyait alors que le collier autour de sa taille était remonté ». Au bout de plusieurs fois, Florina avait remarqué que si son collier était haut comme cela, cela signifiait que les jours qui allaient venir, elle allait avoir ses menstruations. Tout son corps était en mouvement lorsqu’elle allait avoir ses règles.
Et puis un jour, elle avait 14, 15 ans, elle sentit son ventre se tendre. Ses règles étaient très douloureuses. Alors elle s’est mise à genoux au sol, mains au sol, tête au sol, en position de bascule, en position de l’enfant, recroquevillée sur elle même. Le fait d’être dans cette bascule la calma. Elle regarda alors son bas ventre et là elle vit son Baya suspendu. Elle se dit à ce moment-là : « Tu as le Baya avec toi. Ça va finir par se calmer ». Elle n’avait plus peur alors. Elle regardait le Baya se balancer et cela lui permit de ne plus se concentrer sur la douleur. Elle pouvait le toucher et la douleur disparut.
Florina réalisa à ce moment là que le Baya avait un effet de protection en calmant ses douleurs.
Le Baya lui apprit aussi à s’approprier son corps, à l’aimer et à s’aimer elle-même. Elle le sait, elle l’a choisi pour l’aimer lui aussi. Souvent elle le regardait dans le miroir, pour pouvoir le positionner, pour voir comment elle pourrait l’aimer plus encore. Elle voyait l’effet qu’il avait sur elle. Elle commença à regarder son corps différemment. Elle voyait ce côté séduction, ce côté sensuel de la femme. Elle commença à être plus à l’écoute de son corps et à l’apprécier. Elle commença à ressentir des petits pics dans le ventre. Au début, elle ne savait pas ce que c’était et puis elle a compris. Elle a compris lorsqu’elle ovulait, de quand elle n’ovulait pas… Elle pouvait ressentir jusqu’à l’endroit où cela pouvait se passer. Le côté gauche, ou bien le côté droit.
Elle, cette fille hyper rêveuse qui se déconnectait facilement des personnes dans un recoin pour commencer à rêver, pouvait avec le Baya être présente, s’ancrer, se sentir vivante, profiter des personnes qui l’entouraient.
Le Baya savait que Florina l’aimait. Il savait qu’elle l’aimait, qu’il avait été choisi avec amour et qu’il était important dans la vie de Florina. Il était là pour elle, c’était un remède. Il lui disait : « Je suis là pour que tu te connaisses mieux. Je suis là pour te dire que tu es toi, que je suis avec toi et je sais que tu m’aimes ». Il faisait partie d’elle. Il en faisait tellement partie qu’elle finissait par ne plus le sentir. Ils ne formaient plus qu’un ensemble. Il y avait une réelle force, un pacte entre eux.
Un jour, vers l’âge de 17 ans, ses amies remarquèrent qu’elle portait le Baya et l’interrogèrent : « Ah ! (un peu moqueuses), tu portes ça ? C’est pour séduire les hommes tu sais ! ». Florina, avec force conviction, les interpella : « Ce n’est pas ça ! L’origine réelle, est ce que tu la connais toi? Est ce que tu sais pourquoi on le portait ? Est ce que tu sais ce qu’il m’apporte à moi au fait ? Est ce que vous l’auriez remarqué si je n’avais pas été sous la douche avec vous ? »
Florina pouvait s’accepter, se voir féminine et assumait de le porter fièrement en le revendiquant auprès de ses copines. Dans sa famille, les enfants avaient l’habitude d’exposer leurs idées et c’était une chance. Même lorsqu’ils étaient petits. C’est important de le préciser, car en Afrique, traditionnellement, il convient de respecter le droit des ainés, le droitd’ainesse. Mais dans la famille de Florina on pouvait exprimer son désaccord, exprimer ce que l'on ressentait, ce qu’on aimait ou n’aimait pas, même enfant.
Dans cette famille, celle de Florina, les enfants pouvaient poser toutes les questions qu’ils désiraient à leurs parents : Où vous êtes nés ? comment vous avez grandi ? Comment vous vous êtes rencontrés avec Maman ? Et la maman de Maman ? Ce n’est pas que dans cette famille on ne respecte pas les traditions, la culture, bien aucontraire !
Dans cette famille, il était important aussi de dire merci. Florina avait vu Maman dire tant de fois merci, comme sa maman avait vu faire son père. Dans la famille du père de Maman, on avait l’habitude de partager, les paroles, les objets et les choses qui faisaient du bien. Le père de Maman était musulman. Il faisait de nombreuses fêtes durant lesquelles ils partageaient ce qu’ils avaient.
Un jour le Baya de Florina est parti. Enfin, il s’est détaché. Sûrement que le voeu était réalisé ou était en train de le devenir. Il était important pour Florina de lui dire merci, merci de tout l’accompagnement qui a été fait. Pour Florina, le partager à d’autres, c’était aussi une manière de lui dire merci. Un Baya qui part, elle peut le garder dans un endroit pour le regarder de temps en temps ou alors décider de le partager, le donner. A ce moment là, il ne lui appartient plus. La personne à qui elle le donne peut soit le remettre et faire un nouveau voeu, soit l’associer avec d’autres et faire un nouveau fil, ou même en faire un bracelet.
Il faut que je vous parle de la maman de sa maman. La maman de sa maman connaissait les plantes. Elle soignait. Il se peut que ce soit Grand-maman, à travers les gestes et les mots transmis par sa maman, qui ait donné à Florina le goût de transmettre aux autres. Elle ne l’a pas connue mais sa maman lui a parlé d’elle. Cette femme, assez fine, claire de peau, toujours souriante, soignait les personnes avec les plantes. Et dans la coutume familiale, quand une personne a ça en elle, ce savoir-faire, c’est important de pouvoir le transmettre aux générations à venir. C’est important de partager. Parce que plus de personnes sauront le faire, moins il y aura de personnes malades. Lorsque quelque chose marche, alors on le donne.
Et Maman le voyait faire de sa maman, et Florina voyait Maman le faire aussi.
Alors l’histoire de Florina et du Baya s’arrête-t-elle là ?
Florina a bien grandi. Elle en a eu plein d’autres des Bayas, des verts, des bleus , des rouges, des couleurs mélangés… Dans sa pochette, elle en a qui ont plus de 10 ans et qu’elle a toujours avec elle ; les tous premiers qu’elle a achetés avec Maman, certains sont toujours là. Ils sont importants. Ils lui rappellent des moments de joie. Ils lui rappellent le temps qu’elle a pris pour bien les choisir. Et puis elle a celui dont elle est le plus fière, celui qui était « un choix total » parce que c’est celui qu’elle a acheté avec son premier argent. Mais même si elle les a gardés si longtemps, elle a toujours le plaisir de les donner et de voir le bonheur des personnes qui se les approprient. Le Baya peut continuer à vivre, à circuler. Cela coule de source pour Florina.
Le Baya ne l’a jamais quittée. Elle n’en a pas mis tout le temps. Il y a des moments où elle en a portés et d’autres non. C’était un peu comme elle le sentait. Dernièrement, elle l’a revu et elle a senti alors qu’elle voulait le porter à nouveau. Elle se sentait bien dans son corps.
Elle n’oubliera jamais que le Baya l’a aidée à devenir femme et à garder le cap sur son premier souhait. Et le Baya n’oubliera jamais tout l’amour qu’elle lui a donné.
N’est-ce pas une belle histoire, poétique et magique
ANNEXE 3 - Le témoignage de Florina
Sacrée découverte qu’est la conversation narrative qui m’a replongée dans mon enfance, l’adolescence, mes racines, mon moi enfant… L’une des prises de conscience est celle de l’ancrage du don de partage depuis ma grand-mère Makoura, en passant par ma mère Eugénie, jusqu’à moi. C’est fabuleux : étais-je une inconsciente compétente… ?
J’ai aussi pris conscience de cette joie et de cette force du Baya qui m’a accompagnée à être moi, à être femme, à m’accepter et à passer l’étape de l’adolescence sans heurts ! Et cela sans réellement m’en rendre compte : Merci Maman !
Maintenant, je suis pleinement consciente de ce lien baya / partage qui est une source de joie.
Et au final, quel ravissement de savoir cette conversation narrative devenir un conte ! Un conte, Sophie : c’est magnifique et magique ! Les contes sont la base de la culture traditionnelle africaine, la première transmission de tout savoir est orale. À travers les contes, nous avons des proverbes, des chansons, les valeurs, une morale, des initiations à la vie et bien d’autres choses…
C’est fou cette synchronicité.
Petite, notre plus grand bonheur à nous les enfants était d’écouter des contes avant d’aller au lit. J’ai commencé à lire et à aimer la lecture grâce aux contes. J’en achète régulièrement car les contes se lisent à tout âge. Quelle idée sublime d’avoir cette conversation narrative en conte ! Je retombe en enfance avec un lien fort, beau et très émouvant.
Encore mille mercis Sophie pour cette prise de conscience via cette conversation remplie d’amour, d’écoutes, de rires et bonheur.