Les pratiques narratives, un projet sans fin…

Séquence émotion vintage avec Catherine Mengelle qui nous partage un temps fort de son aventure avec les pratiques narratives et nous relie en passant aux archives d’errances narratives - véritable pépite du bien commun au service de notre communauté narrative francophone. Pour moi, lire cet article c’est un peu comme ouvrir en secret la collection de VHS que mon grand-père conservait précieusement dans le bas du meuble télé pour me transmettre ses précieux enregistrements “en temps voulu”, mais comme la clé n’était pas si bien cachée que ça… alors attachez vos ceintures, branchez le convecteur temporel sur Vancouver 1991 et 2015, accrochez-vous, on s’approche des 90 miles à l’heure !

Alexandre


Image : TC1, Vancouver 1991, crédit : Jeff Chang.

Sur la droite, Michael White et David Epston

These guys are great, aren’t they !

Pendant la masterclasse de Pierre Blanc-Sahnoun qui s’est tenue du 23 au 25 septembre 2024 à Paris, je me suis reconnectée à TC12[1], cette conférence à laquelle j’avais assisté en 2015 à Vancouver, sur l’incroyable proposition de Pierre d’ailleurs, et qui avait hébergé le fameux atelier de Travis Heath sur le Hip Hop (à ce propos, une traduction de son article est lancée). C’était 24 ans après la photo, sur laquelle on distingue un certain écart de tenue entre les costards-cravates locaux et les T-shirts et chemises hawaiennes ou aborigènes, je ne sais pas.

Evidemment il y avait eu d’autres interventions que celle de Travis (voir mon article dans les archives du blog de la Fabrique Narrative : These guys are great, aren’t they!, 2015), dont une que j’ai envie de faire remonter à la surface car elle montre comment Michael White construisait sa pratique et sa réflexion théorique au fur et à mesure des années. Aucun doute qu’il aurait poursuivi ce travail s’il n’était pas mort, comme l’assure David Epston.

Cette intervention, c’est celle qu’avait faite Linda Moxley, psychothérapeute canadienne, qui avait retracé un petit bout de l’archéologie narrative, du point de vue canadien, et que j’avais trouvée très intéressante sur le processus créatif de Michael et la façon dont sa pensée évoluait.

Tout effort, dont le sien dans Maps, et plus humblement le mien avec le Grand manuel, de faire des Pratiques Narratives un corpus fini restera toujours vain et très éloigné de la façon dont l’histoire de l’aventure narrative s’est écrite et continue de s’écrire.

Voici le souvenir que j’avais gardé de cet atelier quelque temps après la conférence :

Vancouver 2015 - Début de mon compte-rendu

3ème atelier : Linda Moxley, thérapeute canadienne, plonge dans ses archives et revient sur l’enseignement de Michael de 1991 à 2007. On suit à travers ses notes d’atelier (1991, 1995, 1997, 2004 et 2007) l’évolution de la pensée et de la pratique de Michael et ses influences : ni Foucault, ni Bruner, ni Myerhoff ne sont cités en 1991. L’Approche Narrative : un projet sans fin, disait-il.

1991 : Karl Tomm, thérapeute familial et enseignant à l’Université de Calgary, invite Michael White en Amérique du Nord pour un 1er atelier. Michael surprend les participants, peu habitués à ça, par une intervention pleine d’humour, de spontanéité, d’humilité et de détachement de soi. Il parle de la posture décentrée mais influente et invite déjà les praticiens à consulter leurs clients (« consulting your consultants ») et à s’intéresser à leurs propres savoirs. Il cite Bourdieu et invite à « exotiser le domestique ». Est présente l’idée que la vie est un projet identitaire, que l’identité est une réalisation sociale plus qu’individuelle, et que les conclusions identitaires se construisent culturellement. En 1991, les idées narratives sont essentiellement déconstructivistes. L’externalisation est là, avec l’exemple célèbre de « Sneaky Poo » (Caca Sournois), l’exception aussi (« unique outcome », terme emprunté à Erving Goffman) avec son autre histoire possible (celle de la résistance au problème), ainsi que la volonté d’une part d’inscrire l’autre histoire dans le temps, d’autre part de lui recruter une audience : « Elizabeth, connais-tu quelqu'un qui ne serait pas du tout surpris de savoir que tu as été capable de résister à Tyrannie ? ». Il est déjà intéressé par le pouvoir inspirant de la poésie et il cite Gaston Bachelard et sa « Poétique de l’espace » (« L’image précède la pensée »). Il explique finalement qu’il faut commencer par réévaluer le sentiment de soi et que les actes suivent d’eux-mêmes.

 1995 : Michael s’intéresse aux systèmes plus larges, au social, à l’injustice. Barbara Wingard, travailleuse sociale aborigène, a rejoint l’équipe du Dulwich Centre en 1994. Il fait évoluer les équipes réfléchissantes en faveur de non professionnels (pas encore appelés témoins extérieurs) et en développant les quatre questions que nous connaissons ; il explique que dire à une personne qu’elle est merveilleuse est une évaluation positive mais n’en reste pas moins un jugement d’un intérêt thérapeutique limité ; il s’agit de dire pourquoi on le pense et ce qui touche particulièrement. Il évoque Martin Buber et son ouvrage « Je et Tu », préfacé par Gaston Bachelard, qui qualifie son auteur de philosophe de la rencontre et de la réciprocité. Il reparle de l’externalisation et dit que les conversations externalisées sont des contre-pratiques face aux discours modernes internalisants. À la métaphore guerrière de lutte contre les problèmes, il préfère celle de la protestation, de la résistance. Michel Foucault pointe son nez, notamment avec le traitement de l’anorexie. Michael présente également le processus en zigzag entre les paysages de l’action et de la conscience (pas encore de l’identité). S’intéressant aux questions d’éthique, il commence à envisager la supervision comme un travail de re-authoring.

1997 : Il insiste sur l’éthique. Il situe les pratiques narratives (il abandonne le terme « thérapie » trop connoté) dans le mouvement post-structuraliste. Il utilise une nouvelle expression : « sparkling events » (pépites) et oppose les conclusions minces au développement de descriptions plus riches. Il présente cette année-là moins les philosophes que les gens du Dulwich Centre, mais il cite toutefois Einstein : « Les idéaux qui ont guidé ma route et qui m'ont donné le courage d'affronter la vie jours après jours avec bonne humeur ont été la gentillesse, la beauté et la vérité. […] les biens, l'apparence, le succès, le luxe, ont toujours été méprisables à mes yeux ». Intéressé par la métaphore du rite de passage, il a développé à partir des travaux de Barbara Meierhoff le concept du « re-membering », qu’il présente au groupe cette année-là.

2004 : il aborde une toute nouvelle idée, l’absent mais implicite. Malheureusement, à ce moment-là de l’atelier, ma concentration (c’était en anglais!) se relâche… Je suis vraiment désolée…

J’ai simplement noté les évolutions terminologiques suivantes, évoquées entre 2004 et 2007 :

  • « Unique initiative » (initiative unique) préféré à « unique outcome » (résultat unique)… mais c’est « unique outcome » qu’il utilise dans Maps

  • « Narrative practices » préféré à « narrative therapy »

  • « Landscape of identity » préféré à « landscape of consciousness »

  • « outsider witnesses » (témoins extérieurs) préféré à « reflecting team » (équipe réfléchissante)

Ainsi que l’insistance sur l’inversion de la hiérarchie du savoir, pour accroître l’autorité de la personne ; il amène la notion de « insider knowledge » (les savoirs des gens eux-mêmes) par opposition à « outsider knowledge » (le savoir des experts). C’est aussi la période où l’équipe développe de plus en plus le travail communautaire et les pratiques collectives.

Fin de mon compte-rendu

J’entends dire que les Pratiques Narratives sont nées du travail de Michael White avec les aborigènes. Or ce n’est pas le cas. Elles sont nées de la thérapie familiale et systémique. Ce n’est qu’en 1994 (le Dulwich Centre a été créé en 1983) que White a été appelé par une communauté aborigène qui déplorait trop de morts par suicide dans les prisons australiennes.

Les Pratiques Narratives doivent bien plus à Palo Alto, Californie, qu’aux peuples aborigènes.

Cessons de raconter les choses en les enjolivant, avec ce type d’exotisme qui me rappelle trop l’esprit colonialiste. On voit bien dans le récit de Linda Moxley que le travail de Michael White dans ces premières années est 100 % inspiré par l’Occident, même s’il s’agit d’un occident « rebelle ».

[1]      TC est l’abréviation de Therapeutic Conversations

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