Un autre regard sur l’emprise avec les pratiques narratives

Nous avons le plaisir de donner la parole à Natacha Sels sur un sujet important : l’emprise. Natacha est praticienne narrative et autrice d’un livre paru en 2025 intitulé “Le prix du silence”


Raconter pour faire exister

Le prix du silence, les praticiens narratifs le savent, est de ne pas être ! Si une histoire n’est pas racontée, elle n’existe pas ! Et pourtant toutes les réalités de l’emprise ne sont pas faciles à décrire, laissant parfois celles ou ceux lui qui la vive, s’enfermer dans un enfer impossible à communiquer. Peut-être au début, n’est-il pas évident d’en avoir conscience, tant le processus se déroule par petites touches anodines pour tisser un ensemble pervers.

Le prix du silence est aussi le titre du roman que j’ai publié cet été et qui raconte l’histoire de Marie. Une histoire qui commence comme une romance et qui se termine comme un thriller, ou devrais-je dire une mauvaise série B.

Cet été-là, Marie a dix-huit ans. Invisible aux yeux du monde, elle croit enfin exister dans le regard d’Étienne. Mais derrière les baisers, les promesses, l’ambiance bord de mer et bon enfant du petit village, un piège se referme. Celui de l’emprise vous l‘avez compris.

Personne n’est à l’abri d’une escroquerie et l’emprise en est une !

Dans ce livre, je tente de mettre les lectrices et lecteurs dans la peau de Marie, cette jeune femme parfois mal dégrossie et pourtant touchante dans sa vulnérabilité. Peut-être Marie, plus que d’autres, désire trouver l’amour dont elle a été privée et est prête pour cela à se remettre infiniment en question. Elle n’est pas la seule, de telles failles émotionnelles sont communément répandues : nous sommes nombreux à être des « Marie » en puissance, car nous avons tous quelque chose à combler.

Qui n’est jamais tombé dans une escroquerie ? Moi la première, je le confesse ! Je marchais dans la rue à Paris, il faisait beau et je me sentais heureuse, une voiture s’est arrêtée à ma hauteur et le conducteur a ouvert sa fenêtre pour me demander son chemin. L’homme, un Italien, m’avait jaugé du regard, était sorti de son véhicule et m’avait dit :« Je sors d’un salon de la mode, il me reste une veste en cuir que je n’ai pas vendue, elle vous irait parfaitement, je vous en fais cadeau ».

Il n’a fallu qu’une phrase, une attitude, un regard. Mon cerveau a entendu le mot « cadeau », s’est frotté les mains en se disant que c’était décidément une très bonne journée, qu’il était bon d’être l’élue ! Cette première information, comme si elle avait été gravée dans le marbre, n’avait en aucune façon, été remise en question par la suite des évènements.

Résultat des courses, je me suis retrouvée avec trois vestes dont je n’avais nullement besoin et que j’ai bien évidemment payées, « afin qu’en échange, il puisse aussi faire cadeau d’un parfum à sa femme » ! Ne croyez pas que je sois la seule à être tombée dans le panneau, aussi gros soit-il ! Ce que je viens de décrire n’est autre qu’un classique qui fonctionne très souvent et avec tout type de personnes. L’être humain est ainsi fait qu’il veut croire aux rencontres merveilleuses.

L’emprise est basée sur la même escroquerie. Vous croyez avoir fait une rencontre extraordinaire qui correspond souvent à ce que vous aviez toujours cherché. C’est émotionnellement si fort que votre cerveau met beaucoup de temps à comprendre le leurre dont il est l’objet.

Un livre pour faire vivre l’expérience, un podcast pour y réfléchir.

Si le roman a pour but, en tant qu’objet littéraire, de faire vivre le processus de l’emprise de l’intérieur par le truchement du personnage de Marie, j’ai aussi eu envie de proposer un espace afin de poursuivre la lecture par une réflexion.

C’est ainsi qu’est né le podcast L’odeur de l’herbe coupée – résister à l’emprise, réalisé avec Natacha Rozentalis. Nous avions toutes deux envie d’aborder le problème de l’emprise du point de vue des pratiques narratives, car cette approche nous paraît profondément soutenante pour les personnes concernées. Cinq épisodes sont déjà disponibles, vous trouverez le lien ci-dessous.

Pourquoi traiter l’emprise de manière narrative ?

Les pratiques narratives reposent sur quelques principes essentiels :

- La personne n’est jamais le problème ; le problème, c’est le problème.
- On s’intéresse aux intentions de la personne pour sa vie.
- On reconnaît la valeur des expériences vécues. Celles et ceux qui ont traversé l’emprise deviennent souvent des experts précieux, capables d’aider d’autres à s’en libérer.

Le premier item montre bien qu’il ne s’agit pas de montrer du doigt le « pervers narcissique » mais plutôt de travailler sur la relation. Si l’on ne tombe pas dans la piège de montrer l’autre comme un monstre, de la même façon il est possible de ne pas considérer la personne qui est prise dans la piège de l’emprise comme une victime. Les pratiques narratives par leur volonté non stigmatisante, remettent la personne au centre de son histoire. Elle ne la définit pas par sa blessure mais la relie à ses forces, à ses valeurs, à ce qu’elle veut faire grandir en elle et autour d’elle. Donc à ses intentions pour sa vie.

Pour aborder ce phénomène trop présent dans nos sociétés, le champ des pratiques narratives est d’une richesse étonnante. Il regorge d’outils puissants et poétiques : faire parler les parts de soi restées silencieuses ou des alliés symboliques capables d’apporter une autre parole, rédiger des manifestes pour s’indigner, élaborer des kits de libération pour briser les chaînes, retrouver sa voix et reconstruire sa liberté - intérieure comme relationnelle.

Le regard narratif ne nie pas la douleur de l’emprise, il la reconnaît tout en ouvrant la possibilité de remettre du mouvement là où tout semblait figé. Un peu comme dans ces dessins animés où Bugs Bunny ouvre des portes là où il n’y a que des murs.

Résister à l’emprise, ce n’est pas seulement s’en libérer. C’est retrouver le fil de sa propre histoire, la tisser à nouveau avec d’autres, dans un récit vivant, ouvert et digne. Et c’est précisément ce que permet le regard narratif : transformer le silence en parole, et la parole en acte de vie

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