Retour sur la Masterclasse 2025 de la Fabrique Narrative

Invité : Travis Heath

(23-24-25 septembre)

Récits à puissance suggestive et pratiques décoloniales dans la thérapie narrative contemporaine : ré-inviter l’esprit de la pratique

Par Sophie Bouhier


Introduction par Catherine Mengelle

Le texte, très complet, de Sophie m’a donné envie de reprendre mes notes, très succintes en l’occurrence. Les voici en apéritif, dans l’ordre où elles ont été prises, en complément de son texte parfois, dépliées par son texte la plupart du temps :

  • Les cartes narratives sont des cartes pas des manuels.

  • MORAL CHARACTER : who they understand themselves to be and prefer to be / not strengths (qui elles comprennent qu’elles sont et préfèrent être / pas leurs forces).

  • Outsight : compréhension du cœur. Aider les personnes à être témoins d’elles-mêmes, à se voir elles-mêmes (jeune femme qui veut lire le compte-rendu du procès la concernant avec Travis). Ca se situe dans le cœur, pas dans la raison. Insight : compréhension rationnelle.

  • Quelles sont les histoires présentes avec nous dans la salle ? (discours du contexte élargi)

  • Le langage a une date de péremption : il faut réinventer le langage

  • Plutôt que parler de l’histoire du problème, parler de l’histoire “debout contre” (“Up against story” : traduction à inventer !)

  • You don’t owe me anything, just because I’m a therapist (Tu ne me dois rien, juste du fait que je suis thérapeute).

  • Couples : c’est drôle comme ils sont bons pour communiquer sur leur mauvaise communication !

  • Tu t’entends mais tu ne sais pas comment ta voix est perçue (intérêt d’enregistrer une conversation avec témoin intérieur).

  • La thérapie comme une transgression ?

  • Il ne s’agit pas de créer les possibilités mais de les inviter.

  • Passer de la thérapie multiculturelle à la démocratie culturelle.

  • Remettre du narratif dans le narratif.

  • Conflit de couple : chercher le mot qui est commun aux deux voix (par exemple : fatigue).

  • Lutter pour le système plutôt que contre lui.

  • Se sentir désespéré, ce n’est pas la même chose qu’être désespéré.

Place à Sophie maintenant !


Structure de l’article de Sophie

  1. Avant propos, une thérapie militante

  2. Les thérapies narratives contemporaines, auto-ethnographie, démonstrations et « transcripts », trouver l’esprit de sa pratique

  3. Une thérapie du cœur et de l’âme

    1. Quelques notions clés :  Moral Character et Merveillosités, Insight et Outsight

    2. Un thérapeute aux moyens de guérison préférés

  4. Une thérapie engagée, une thérapie de l’espoir, un espoir systémique

    1. Une thérapie collaborative

    2. Une thérapie de l’espoir

  5. Décoloniser la thérapie : démocratie multiculturelle et pratiques narratives

    1. Extrait d’une vidéo : Conversation Beverly et Travis

    2. Les influences du capitalisme sur la relation de Nicole et Johny

    3. La pratique du témoin intérieur avec Mehdi et l’esprit marocain


1 - Avant propos, une thérapie militante

J’ai eu la chance de participer à la Masterclasse de Travis Heath en septembre 2025 et j’en remercie la Fabrique narrative. Comment relater cette manière si inspirante et généreuse qu’a eue Travis Heath de partager pendant trois jours son travail à travers ses récits ? Des récits puissants qui nous ont donné « à voir » l’esprit de sa pratique et qui ont résonné si fort dans cette salle avec nos propres histoires.

Car au départ, il y a le récit. La thérapie est écrite dans les récits. Les histoires sont là, tout autour de nous, réactivées par l’esprit de la pratique, souvent porteuses de traditions ancestrales.

Il me faut retranscrire mes notes maintenant ; il s’agirait de ne rien perdre en laissant le temps s’éloigner.

« Retranscrire » fait partie d’une des choses à retenir de l’enseignement de Travis. Les cas pratiques, leurs « transcripts », démonstrations écrites et parfois filmées de ses conversations avec ses clients/patients, sont des supports pédagogiques vivants. Ils nous aident à ressentir et à voir ce qui de son « moral character » est à l’œuvre en tant que thérapeute. Le mot « transcript » a tellement résonné durant ces trois jours que je le laisserai tel que je l’ai entendu, en anglais.

Nous étions nombreux à ce séminaire, 120 participants environ. Mais il me semble que nous l’étions beaucoup plus à travers les récits partagés par Travis : les personnes qu’il a reçues en thérapie, Ray,Beverly, Johny et Nicole, Medhi, leurs ancêtres, les thérapeutes et membres de la communauté narrative, des écrivains, des philosophes, les membres des first nations des États-Unis, les noirs américains…*

Travis commence donc par une histoire, son histoire.

Il faut l’imaginer, métis américain avec des locks, nous embarquant dans le flot de son récit. Il faut imaginer la manière avec laquelle il accorde toute son attention aux questions qui lui sont posées, n’hésitant pas à interrompre son récit et prendre le temps d’y répondre, avec respect, au plus juste.

Il raconte le récit de la toute première fois où il a présenté son travail sur le Rap, à Vancouver, devant David Epston. Il ne savait pas que David Epston serait présent. David Epston dans la salle, c’était comme si… Freud était présent ! Si bien qu’à la fin de sa présentation, Travis a pris ses affaires et est parti immédiatement. L’intervention de Travis à Vancouver a été relatée par Catherine Mengelle, en septembre 2015, sous le titre «These guys are great, aren’t they » (in les archives du Blog de la Fabrique Narrative). Travis était un jeune thérapeute, diplômé en psychologie (PhD), passionné par ce qu’il faisait, qui lisait beaucoup sur les pratiques narratives. Au dîner où il a été invité par la suite, David Epston s’est approché de lui et lui a dit :

D.E : Hey Travis, bravo ! J’ai beaucoup aimé ta présentation ! Et puis :

D.E : Ca va si je te pose des questions ?

T.H. : Oui (à ce moment là, Travis n’était pas si sûr de cette réponse…).

D. E. : Est-ce que tu as déjà pensé à laisser parler le Hip Hop ? Est ce que tu as besoin de ma permission pour le faire ? Je te donne ma permission.

Les mois qui ont suivi cette rencontre, Travis eut de nombreux échanges avec David Epston, qui aboutirent à la publication d’un article en 2015 : « Spitting truth from my soul : a case story of rapping, probation, and the narrative practices » (traduction française : Débiter la vérité de mon âme, rap, probation et pratiques narratives, sur le blog de la Fabrique Narrative) publié dans le Journal of Systemic Therapies – D.Epston, Vol. 24. Ce fut le début d’un grand changement dans sa carrière de thérapeute. A l’issue de ces huit mois, il est devenu un bien meilleur thérapeute. Travis décryptera avec nous cet article durant les deux premiers jours de sa Masterclasse.

Il nous rappelle que nous sommes des praticiens. Il espère qu’à notre tour, nous pourrons faire émerger de nouvelles idées et de nouvelles pratiques à l’issue de ces trois jours.

2 - Les thérapies narratives contemporaines, auto-ethnographie, démonstrations et « transcripts », trouver l’esprit de sa pratique

Travis nous encourage à faire de l’auto-ethnographie avec nos conversations, une forme de recherche qualitative qu’il a documentée dans le livre co-écrit avec Tom Carlson et David Epston et traduit par Pierre Blanc-Sahnoun, « Ré-imaginer l’approche narrative ». Il nous invite à interroger nos pratiques en les retranscrivant, comme il le fait lui-même. Il définit une bonne auto-ethnographie comme suit : un récit grâce auquel, lorsque vous le parcourez, vous avez l’impression de vous trouver dans la salle avec les personnes. L’auto-ethnographie thérapeutique doit nous aider à entrer dans l’esprit, les intentions, mais aussi dans le cœur du ou de la praticienne et ce qu’il ou elle ressent. Elle nous permet de « voir sa pratique ». La thérapie par les récits, à la différence des thérapies cognitives, est une thérapie qui parle au cœur et à l’âme. C’est ce que font en général les récits.

Travis nous invite également à réfléchir à notre propre pratique, à trouver les esprits qui la guident et qui feront de nous de meilleurs thérapeutes. Voici quelques-uns des « esprits » qui ont émergé tout au long de ces trois jours et qui sont venus remplir le tableau blanc laissé à la vue de tous. Pêle-mêle : les esprits du merveilleux respect, de la pleine présence, du co-doing, du réalisme magique, de la médiocrité joyeuse, du consentement, de la rébellion…

Il explique retranscrire ses conversations au moins une fois par semaine. Il relit ses notes et questionne ce qu’il fait sous différents angles. Il n’hésite pas à demander à ses clients, avec qui il établit une vraie relation, comment ces échanges se sont déroulés pour eux. Il rappelle d’ailleurs que les retranscriptions qu’il partage ont fait la demande du consentement éclairé des personnes avec qui il a été en relation. Il précise qu’il formalise ce consentement, pouvant changer les prénoms pour préserver la confidentialité et l’anonymat, composant parfois une histoire issue de plusieurs conversations thérapeutiques, avec plusieurs acteurs.

La thérapie est écrite dans les récits, dans le récit des récits.

3 - Une thérapie du cœur et de l’âme

Travis rappelle qu’il n’y a pas de définition exacte de la thérapie narrative, il y a les idées narratives, des idées clés. Il cite Michael White qui avait mis en garde dans son livre « Maps of Narrative Practise » contre l’idée que ce dernier ne devienne une sorte de manuel à suivre : « Je tiens à préciser que les cartes contenues dans ce livre ne sont en aucun cas les cartes des pratiques narratives et ne constituent pas non plus un guide « vrai » ou « correct » pour pratiquer cette démarche, quel que soit par ailleurs le sens que l’on donne à ce terme » (White, p. 15 de la traduction française).

Très tôt, en tant que thérapeute, Travis a constaté les limites des thérapies dites cognitives. Cependant, lorsque les thérapies classiques ne marchent pas, plutôt que de réfléchir sur leurs pratiques, les thérapeutes ont tendance à remettre la cause de l’échec dans leurs patients, qui font figure de « mauvais citoyens pour la thérapie ». Travis s’est mis à chercher par lui-même et c’est comme cela qu’il a commencé avec les pratiques narratives. Il s’est mis à devenir plus créatif.

La thérapie narrative est une thérapie du cœur et de l’âme. Travis nous invite à faire de même, à retrouver le « cœur « de la pratique narrative.

3.1 - Quelques notions clés importantes développées tout au long de ses récits :

- MORAL CHARACTER ET MERVEILLOSITES

Lorsque Travis parle de faire émerger « moral character » et « merveillosités », citant David Epston (cf. Narrative Therapy in Wonderland : Connecting With Children’s Imaginative Knowhow), il évoque la manière dont il dévie du script propre aux thérapies traditionnelles bien connues des personnes qui viennent le voir. Et comment, en déviant du script de la psychologie traditionnelle, il a plus de chance d’arriver à un résultat.

C’est ce qu’il partage dans son article « Débiter la vérité de mon âme, rap, probation et pratiques narratives ». En rejoignant, dès leur première rencontre, Ray sur le Rap, il montre comment il a dévié du script psychologique « internalisant » dans lequel Ray « devait prendre ses responsabilités ». Travis ne parle pas du problème. Il va dès le début de la conversation rejoindre Ray sur ce qui l’intéresse et le motive. Il suit le mouvement. Ce qui lui semble plus utile pour trouver des éléments de « moral character ». Lorsque on arrive à en trouver, comme ici avec Ray Le Philosophe, on commence à se diriger vers des solutions.

- OUTSIGHT ET INSIGHT

L’insight est une perspective cognitive. C’est une prise de conscience, une perspective qui vient de l’intérieur. Avec l’insight, rien ne change fondamentalement pour la personne.

L’outsight, ou le fait de se voir de l’extérieur, fait travailler le cœur et l’âme. Travis fait le récit de cette jeune fille qui lui avait demandé de lire avec elle le transcript remis par le tribunal, suite à un jugement rendu dans un procès où elle était victime de harcèlement. Ce genre de procès est très difficile pour les victimes. Ensemble, ils ont joué respectivement, Travis le rôle de l’avocat de la défense et la jeune fille, son propre rôle. En rejouant ce script, il s’est passé quelque chose qui a surpris Travis, et qui à l’inverse de la re-traumatiser comme il pouvait le craindre au départ, lui a fait du bien. Elle s’est exclamée : « je me vois, enfin je me vois ! ». Toute sa vie, les gens lui avaient dit qu’elle était forte mais il était difficile pour elle de l’accepter. En lisant le transcript du jugement, elle s’est regardée de l’extérieur (outsight) et s’est vue différemment. Elle a pu enfin se voir comme quelqu’un de forte.

La pratique du témoin intérieur aide les gens à se visualiser (Cf. articles de David Epston et Tom Carlson sur le thème de l’IWP in le JCNT). Il y a quelque chose de thérapeutique à ce que les personnes se voient elles-mêmes. Et cela fonctionne quand les personnes peuvent se voir comme le personnage d’un livre, quand ça résonne au plus profond, pas dans la tête, pas de manière cognitive.

3.2 - Un thérapeute aux moyens de guérison préférés

Travis se définit comme « thérapeute aux moyens de guérison préférés ». Ce qui intéresse Travis, c’est le processus qu’il engage avec la personne et dans le cas de Ray, ce processus, il l’engage avec le rap. Il a utilisé un moyen qui a du sens pour Ray, un moyen qui vient du cœur et qui touche au cœur, qui fait dire à Ray qu’il n’a pas le sentiment de faire une « vraie »thérapie.

R. : T’es le psy le plus bizarre vers qui ils m’ont jamais envoyé. Pas bizarre au sens de nul, mais les gens de la probation, il savent que tu fais ça ?

Personne habituellement ne se préoccupe de ce qui le motive. En observant Ray avec des écouteurs aux oreilles, Travis tente une première question pour établir une connexion avec lui (qu’est-ce que Ray écoute ?). La réponse de Ray montre que sa question a du potentiel pour le début d’un contre récit, où le rap devient acteur d’une relation très enrichissante. Dans la conversation, Travis n’hésite pas à faire intervenir le « réalisme magique », une réalité alternative en lui proposant de prendre une paire de Beats magiques (marque d’écouteurs) pour les glisser pendant leur sommeil sur les oreilles de ces gens qui ne peuvent ou ne veulent pas écouter la musique rap. À partir du moment où Travis positionne le rap comme acteur de la relation, alors c’est toute la culture Hip Hop, la tradition, l’histoire liée à cette musique qui arrivent. Le rap devient le support d’une philosophie existentialiste, c’est de la lutte pour l’appartenance, la survie. Les mots du rap sont des mots qui ont un effet physique, qui engagent le corps. Ce sont des mots actifs.

4 - Une thérapie engagée, une thérapie de l’espoir, un espoir systémique

4.1 – Une thérapie collaborative

En utilisant ses transcripts, Travis interroge son approche pour la rendre moins colonisante. La thérapie est un acte de résistance, une forme de « rébellion », de « transgression ». Elle ne l’est pas toujours mais on doit lui laisser la possibilité de l’être. Les questions du thérapeute ne sont pas neutres. Le thérapeute prend position, fait des hypothèses. Il prend le risque aussi de se tromper et doit être flexible.

Travis pose des questions très engagées à Ray :

  • Veux-tu dire que le Rap te libère de tes chaînes ?

  • As-tu des chaînes à ton âme que la musique Rap aide à libérer ?

Aux États-Unis, il est très difficile de parler d’esclavage et d’employer le mot esclave. « La limite de nos mots, c’est la limite de nos mondes ». Travis essaye, avec les personnes qu’il suit, d’introduire d’autres mots. Il essaye d’atteindre un endroit où ni l’un ni l’autre ne pourrait aller tout seul. Il y a un engagement de la part du thérapeute. Travis interroge les limites en thérapie. Il parle de la responsabilité relationnelle du thérapeute. La plupart des thérapies, en cherchant à placer les gens dans des cases et à en faire des citoyens standardisés, sont comme des anti-rébellions. C’est peut être intéressant de faire les choses de cette manière sur le court terme mais terrible à moyen et long terme.

La meilleure thérapie est collaborative. C’est l’esprit de création de la pratique qui intervient lorsque l’on adapte la thérapie à la personne. C’est ce que l’on fait tout le temps dans nos conversations de re-authoring. La thérapie est quelque chose de plus artistique que scientifique. On ne sait jamais ce que l’on va créer. Il y a comme une improvisation qui surgit, là. Cela peut sembler à la fois enthousiasmant et effrayant. Les questions de Travis viennent plutôt de son cœur que de sa raison ou de sa réflexion. Il ne veut pas sous estimer l’intelligence des personnes. Il cherche à comprendre avec elles comment elles façonnent leur identité, interrogeant d’où viennent les choses, l’histoire qui est racontée, dans quel contexte se développe le récit. Il y a quelque chose de très fort chez Travis, auquel on ne peut échapper en parcourant avec lui ses transcripts : il est à 100% avec la personne, complètement avec elle et certain de l’existence d’une identité préférée. Et c’est avec ces intentions qu’il pose des questions à Ray, des questions pour le distancier de son identité de criminel et l’amener peu à peu à celle de Ray le philosophe.

4.2 – Une thérapie de l’espoir

Il rappelle que le rôle du thérapeute est d’apporter de l’espoir, comme le fait la porte de « Bugs Bunny » (qui est apparue comme un esprit de la pratique), cette porte que l’auteur dessine au moment où un des personnages a besoin de s’échapper, ou bien celui qu’il évoque en se référant au réalisme magique de la littérature latino-américaine. Travis force l’espoir quand il emmène toute les personnes qui font partie de la vie de Ray, sa grand-mère, l’agent de probation et quelques « potes » à la cérémonie définitionnelle qu’il ont préparée ensemble. Il force l’espoir, il défend la vision de Ray, avec la ferme intention que Ray arrive à la fin de la probation et qu’il entende sur lui autre chose que l’histoire de « criminel ». L’idée est de changer la relation avec le système. Le risque à ne pas faire cette cérémonie serait de renvoyer Ray dans le système à l’identique. Cet espoir est un sentiment d’espoir systémique.

Quelques précisions sur le « moral character », avant de passer à la partie suivante :

Le moral character va de pair avec l’identité préférée, une version préférée de soi-même. En cherchant avec Travis, nous nous apercevons qu’il est difficile à définir en un seul mot. Il nous invite à y réfléchir dans notre propre langue. Aux États-Unis, on parle de pensée, de raison, d’esprit, mais rarement de « moral character ». Travis nous invite à aller le chercher avec des récits. C’est le récit qui fait émerger le « moral character ». Il est d’ailleurs très souvent poétique et a un impact sur la société. C’est ce qui est ancré et fondamental dans l’identité des personnes. À partir du moment où les personnes réalisent qu’elles ont ce « moral character », on détient une porte d’entrée pour faire face au problème. La documentation est un témoignage du « moral character » de la personne.

Travis suggère des questions pour faire apparaître dès le début d’une conversation le Moral Character :

  • Si tu regardes au plus profond de toi même, qu’est-ce que tu sens ?

  • Si on demandait à quelqu’un qui te connaît bien, qu’est-ce qu’il dirait ?

  • Pouvez vous me raconter vos « merveillosités » ?

Le « moral character » vient du cœur et de l’âme. Il se peut qu’une personne n’arrive pas à identifier son « moral character ». Le faire émerger n’est pas un projet solitaire. Il faut passer par le regard de l’autre.

5 - Décoloniser la thérapie : démocratie multiculturelle et pratiques narratives

Nous transportons avec nous les histoires de nos ancêtres, des cultures de nos pays, des systèmes dans lesquels on vit. Considérer les problèmes que rencontrent les gens comme provenant uniquement de l’intérieur d’eux-mêmes n’est ni juste ni équitable.

Aux États-Unis, l’idée de thérapie multiculturelle est née, avec le désir de plus de justice sociale. Très vite s’est posée la question de comment on pourrait travailler en thérapie avec différentes cultures. Bien que cela ait permis d’ouvrir la porte à des discussions autour du racisme, de la transphobie, etc, il faut ré-interroger ce modèle qui ne fonctionne pas. Travis introduit alors l’idée de démocratie multiculturelle qui va bien au delà de la thérapie multiculturelle qui tend à être limitée à l’inclusion des cultures dans la thérapie. L’approche de la démocratie multiculturelle est que les gens puissent eux-mêmes s’exprimer sur leur propre moyen de guérison (comme le Rap chez Ray), qui ne vienne pas du groupe dominant, dans leur propre langue. C’est l’idée d’une décolonisation des pratiques. Il cite marcela polanco pour son travail sur le sujet.

La culture est ce qui construit la langue et inversement. Il est donc très difficile de faire de la thérapie avec la traduction. Chaque langue a ses propres définitions culturelles sur les sujets de la santé mentale, l’autonomie, l’indépendance, la communauté. Quelle pourrait être la définition de la santé mentale en démocratie multiculturelle ?

Travis met en garde contre le fait qu’en thérapie narrative, le risque de colonisation se situe au même niveau que pour les autres courants. La psychologie et la psychiatrie n’avaient pas forcément l’intention d’être colonisatrices mais elles le sont pourtant devenues. On peut bien parler d’équité, d’égalité et de justice, mais est-ce juste si on ne prend pas en considération les questions concernant le travail, les ressources, la terre ? Dans le contexte des États-Unis, les peuples des « First Nations » ont le droit a une forme de réparation. Une thérapie qui ne prend pas en compte tous ces aspects est une thérapie qui vise à transformer les gens en « bons citoyens capitalistes ».

Si on veut décoloniser la thérapie, il faut déjà commencer par poser des questions comme :

  • Quelle est la définition de la santé mentale de votre communauté ?

  • Quelle est la définition qu’en font vos ancêtres ?

  • Quelles sont vos définitions du genre ? De la masculinité ?

Aux États-Unis, 70% des thérapeutes sont des femmes blanches, hétérosexuelles. Ne faudrait-il pas imaginer diversifier les communautés de thérapeutes, diversifier les approches ?

Le travail du thérapeute est politique et engagé.

5.1 - Extrait d’une vidéo : Conversation Beverly et Travis

Travis choisit alors de présenter la vidéo d’une conversation qu’il a menée avec une femme noire américaine, Beverly (extrait disponible sur le site internet psychotherapy.net).

Beverly, c’est l’histoire d’une femme noire fière de son intelligence, de son ingéniosité et de sa réussite professionnelle et interpersonnelle. Pourtant, la conversation avec Heath révèle l'histoire d'une personne qui a dû résister aux effets de la ségrégation raciale en restant « fidèle à elle-même », au prix d'un sentiment d'isolement par rapport aux autres. Beverly avait fait une dépression.

Travis a choisi de commencer avec Beverly par une question de « moral character » :

- De quoi se compose votre éthique ? Quelle est votre philosophie ?

Ce qui frappe dans cette conversation, c’est l’extrême douceur, le sentiment de respect infini dans laquelle elle se déroule. La vidéo témoigne de l’intelligence de cette femme, la manière dont elle prend des précautions avec Travis pour en arriver à parler du racisme et de la ségrégation noire américaine qu’elle a subis. Elle dit ces mots, à peu près : « …une eau dans laquelle on doit nager, une idée à laquelle on ne peut échapper… ».

La dépression est souvent considérée comme un déséquilibre chimique, interne à la personne, mais on ne pense pas à la dépression comme déséquilibre systémique. On peut très vite constater en regardant la vidéo que face au moral character de Beverly, cette manière qu’elle a « d’être fidèle à elle-même », la dépression a peu de chance de gagner. C’est une femme qui n’accepte pas les limites qui lui sont imposées. Si Travis avait commencé par le problème, seraient-ils allés aussi vite là où ils sont arrivés ? La thérapie narrative montre ce qu’il y a de précieux chez les gens, les « merveillosités ». Le racisme n’est pas merveilleux. Commencer directement par une question de « moral character » permet à Beverly de trouver des choses à opposer à ce qui lui arrive dans la vie. Suite à cette conversation, elle lui a écrit pour lui dire qu’elle a été surprise elle-même d’avoir si peu parlé de dépression et de se sentir déjà beaucoup mieux.

Travis revient sur le fait qu’en tant que thérapeutes, on a une responsabilité morale avec nos conversations.

5.2 - Les influences du capitalisme sur la relation de Nicole et Johny

Nicole et Johny forment un couple, persuadé d’avoir un problème de communication. Dès le début de la conversation avec eux, Travis part sur l’hypothèse qu’ils n’ont pas de problème de communication. Nicole est noire et a un doctorat. Johny est blanc et enseigne auprès des enfants. Ils vivent au Texas. Ils vont se marier dans 3 mois. Ils sont fatigués, exténués. Le problème vient en réalité du système capitaliste et néolibéral dans lequel ils vivent et de ses effets sur leur relation. Comment s’y prend-on dans ce cas-là ? Peut-on leur dire de prendre soin d’eux-mêmes ? Alors que le système fait tellement tout pour les occuper à plein temps qu’ils n’en ont plus pour la réflexion et la relation ?… Travis ne cherche donc pas à travailler la communication mais la relation, qu’il va leur proposer de personnifier.

T.H. : Imaginez que la relation ait une vie, que dirait-elle face à ce bruit qui est là en permanence ?

Nicole est embarquée par la proposition de Travis : « La relation dirait : va moins vite, donne-moi de l’eau, de la nourriture… ». Johny et Nicole lui racontent que quand ils sont moins occupés, la relation commence à trouver sa place. L’idée de Travis, en travaillant avec la relation, est de résister aux pressions du capitalisme. On a Nicole et Johny et le capitalisme. Travis a résisté à l’idée que le problème était un problème de communication, que c’était eux le problème. Le problème se situe dans le système, au sens large.

5.3 - La pratique du témoin intérieur avec Mehdi et l’esprit marocain

La conversation que relate Travis ici fait partie de ce genre de conversations qu’il nomme « les thérapies bizarres », ces thérapies qui se déroulent en dehors des normes, en dehors des thérapies traditionnelles (Cf. son podcast « Weird Therapy » avec Clayton Norman, « a skateboarder therapist » in PsychotherapyNet).

Mehdi est quelqu'un que Travis a déjà accompagné autour d’une douleur au thorax qui ne trouvait pas de raison médicale. Dans les mois qui suivent, Mehdi revient le voir avec à nouveau les douleurs au thorax. Il s’avère que sa famille et lui ont un problème de voisinage avec une salle de sport, que Mehdi n’arrive pas à régler. Ils viennent tout juste d’emménager dans cet appartement avec leurs deux enfants, en prévision de l’arrivée d’un troisième enfant. Le problème de voisinage les empêche désormais de dormir. Un autre évènement le perturbe. Entre leurs deux rencontres, il y a eu les attentats de 2015 à Paris. Mehdi a peur pour sa sœur qui vit à Paris dans une ambiance d’islamophobie montante. Mehdi est un musicien talentueux et parle cinq langues. Il a beau se plaindre, la police n’intervient pas dans les quartiers pauvres, alors qu’elle serait déjà intervenue depuis longtemps dans d’autres quartiers. Ce qui est considéré par Medhi comme une injustice.

Mehdi savait que « la logique des États-Unis » ne pourrait pas l’aider. Au cours de la conversation, ils commencent à parler de la manière de voir les choses dans la tradition marocaine. Ils évoquent le souvenir de grand-père Youssef, que Mehdi considère comme très sage. Travis propose à Mehdi de faire vivre dans l’immeuble un peu de cet esprit marocain qu’il évoque. Il lui suggère de demander de l’aide à son grand-père Youssef, en lui proposant une conversation avec la pratique du témoin intérieur (IWP). L’intention de Travis est de faire émerger ici la sagesse marocaine, celle du grand-père, incarné en Mehdi. Suite à cette conversation, Travis et Mehdi décident de mettre en œuvre cette sagesse dans l’immeuble en faisant participer les voisins. Ils ont également été chercher un allié du pouvoir des États-Unis, un ami de Mehdi qui est avocat.

Enfin, et pour poursuivre ces trois jours de conversation avec Travis, j’ai visionné à mon retour la conférence sur TED Talks dont il nous avait parlé au tout début de sa Masterclasse, « Self care to communities of care », et j’aimerais terminer cet article par cette phrase qu’il prononce en conclusion : « Your care is bounded in mine and mine in yours ».

« Ton soulagement est étroitement mêlé au mien et le mien au tien ».


Note *

Voici quelques-uns des autres personnages présents dans la salle, grâce aux histoires de Travis Heath :

David Epston, Narrative Therapy in Wonderland : Connecting With Children’s Imaginative Knowhow

Tom Carlson, Ré-imaginer l’approche narrative avec Travis Heath et David Epston

Michael White et ses conversations qui partent du cœur

Michel Foucault

Lisa Forbes, Thérapie par le jeu

Gabriel Garcia Marques, le réalisme magique

marcela polanco (traductrice de Maps en espagnol) et ses idées sur une thérapie décolonialisée

Jack Saul et ses programmes psychosociaux destinés à des communautés traumatisées : le théâtre face au trauma

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