S’émouvoir d’être soi grâce au théâtre playback
Catherine Mengelle
Rêver, ce n’est pas non-vivre, le rêve est une expérience de vie à part entière, un événement qui arrive de son vivant, lors duquel on ressent et perçoit autant sinon plus que lorsqu’on est éveillé. Le temps semble y être concentré toutefois et capable de sauts comme dans Star Wars. Ainsi que j’y étais invitée, c’est donc bien une histoire que j’ai racontée lors d’une séance de théâtre playback. Mon histoire comportait à la fois une unité de lieu et d’action et un espace-temps infini... un peu comme au théâtre ou dans les contes… et sans doute comme dans toutes les histoires.
Voici :
C’est dans un petit train touristique que j’entre dans la salle de cinéma, je suis seule dans le train. C’est une salle à l’ancienne, pas une salle de cinéma multiplexe, le sol est plat ou à peu près, les sièges peu confortables. Elle est obscure comme il se doit. Le train entre par le fond et contourne les sièges par la droite puis longe le premier rang. Je me retrouve assise sur l’un des premiers fauteuils du premier rang. Le train s’efface et voilà que la salle de cinéma devient un théâtre. J’aperçois maintenant de ma place une scène éclairée. Des comédiens jouent dans un décor de place de village de couleur sable clair et orangé. Je m’enhardis et me hisse sur le bord de la scène ; assise en tailleur, la tête entre les mains, je les regarde bouger et échanger des répliques. Je ne semble pas les déranger. Alors j’avance encore un peu et m’installe sur un banc posé de biais au centre du décor, dont je fais maintenant partie. Les comédiens n’arrêtent jamais de jouer. Ils acceptent ma présence et m’incluent dans leur jeu sans rien changer à leur texte. Je n’interviens pas, je ne parle pas, mais je suis là et s’ils ne me parlent pas non plus, ils m’englobent dans la mise en scène. Je distingue alors une porte au fond de la scène. Je me lève discrètement, tourne la poignée sans faire de bruit et passe le seuil. La porte ouvre sur l’envers du décor, un vaste espace, insoupçonnable pour le public assis dans la salle. Je suis désormais dans un très grand jardin verdoyant, fleuri et vallonné, où coule un petit ruisseau. Je ne vois pas le bout de ce jardin tant il est étendu. Le ciel est bleu. Il n’y a personne d’autre que moi et je n’entends que le chant des oiseaux et de l’eau qui s’écoule. La porte est restée ouverte, permettant au décor sur la scène de ne plus faire qu’un avec son envers, comme un continuum… et moi, je me réveille à moitié, avec un sentiment de douceur, de bien-être et de sérénité.
Je trouve très difficile de me souvenir de mes rêves habituellement. Celui-ci est au contraire resté profondément gravé dans ma conscience. C’est sans doute qu’il possède une grande force. Je n’y avais toutefois pas vraiment réfléchi. Or quand j’ai raconté ce rêve lors de cette séance de théâtre playback tout récemment et au-delà du travail de renforcement identitaire par le théâtre dont je parle un peu plus bas, je n’ai pu m’empêcher de chercher à l’analyser… ce qui n’était évidemment pas l’objet de la séance, visant au contraire les phénomènes de reconnaissance et de résonance bien connus des Pratiques Narratives.
Alors, de moi à moi, qu’évoque ce rêve possiblement ?
La salle obscure pourrait être le ventre de ma mère et le train touristique l’arrivée de mon père dans sa vie, leur rencontre occasionnant ma venue au monde. Mon père a toujours traversé la vie comme dans un petit train touristique sans jamais la prendre au sérieux… Le premier rang, c’est sans doute parce que je suis l’aînée ou bien parce que j’ai été une plutôt bonne élève, ce qui va d’ailleurs ensemble, tant on s’est occupé de moi quand j’étais enfant.
La montée sur la scène pourrait symboliser une audace d’adolescente qui a toujours été pressée de grandir, ou une rébellion de jeune fille qui refusait de rester sagement dans la salle comme la convention la contraignait de le faire ou tout simplement sa curiosité d’aller voir plus loin… La suite pourrait décrire une entrée beaucoup moins assurée dans le monde du travail. Si c’est le cas, il semblerait alors que je pourrais considérer ce monde comme un théâtre social, où j’aurais du mal à faire entendre ma voix, préférant peut-être l’observer jouer que d’y participer vraiment, bien que j’y sois acceptée, ne le prenant pas vraiment au sérieux, bien que je m’y intéresse, cherchant peut-être une porte vers autre chose…
Cette autre chose, serait-ce dans ce cas le silence des humains au profit des musiques de la nature ?… Ce jardin, est-ce ma retraite professionnelle… ou bien l’au-delà… ou bien, et je crois que je préfère cette idée, le territoire des Pratiques Narratives ?… Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus pourquoi la porte est restée ouverte, comme si je voulais que les autres spectateurs profitent eux aussi de l’envers du décor… ou comme si j’étais une de celles et ceux qui permettaient de relier le décor à son envers. Jolie idée...
J’ai conscience d’opérer une « analyse narrative ». C’est étrange de juxtaposer ces deux mots, n’est-ce pas ! Pourtant, l’analyse que j’ai choisi de faire vise à conforter mon « moi », elle est du côté de l’histoire préférée car c’est ainsi que je suis désormais construite. J’aurais pu en effet me lire à travers ce rêve sous des aspects beaucoup plus désespérants, l’approche de la vieillesse, les difficultés au travail, l’incapacité à trouver ma place, la solitude, la phobie sociale... Il n’y a jamais d’interprétation unique. Alors, ne cherchons pas quelle est la vraie mais plutôt quelle est celle qui aide à vivre.
Mon histoire à travers le filtre du théâtre playback
J’ai donc raconté cette histoire, juste l’histoire brute pas l’analyse que je viens d’en faire, lors d’une séance de théâtre playback animée par Mireille Grange et Johane Allouch au sein d’un groupe de praticiennes narratives.
Mireille et Johane ont été initiées à cette forme de théâtre d’improvisation par Nathalie Ohana, invitée par Natacha Rozentalis dans le cadre des ateliers de la FFPN, le 8 décembre 2025. Pour en savoir plus, vous pouvez vous rapprocher de ces personnes. Elles ont pris des notes sur le processus dans son ensemble. Il est en effet nécessaire de clarifier aux participants le cadre et les intentions précisément recherchées, ce que je ne fais pas ici. Il y a aussi plusieurs formes possibles d’intervention théâtrale, nous n’en avons testé qu’une.
Voir également le site internet de l’association Magma, indiqué par Mireille.
Revenons donc à la séance. On était en visio. On n’avait pas du tout prévu de faire ça mais nos échanges nous y ont finalement entraînées et on s’est laissé faire ! On a découvert une modalité très narrative et on s’est bien amusées !
Après avoir écouté mon récit sans m’interrompre, discuté sur la façon dont il avait résonné chez elles et réfléchi à ses formes d’universalisme, au moins dans la culture que nous partagions, l’une a choisi de jouer le train, l’autre le siège dans la salle, l’autre la porte, l’autre l’un des comédiens du rêve, et une dernière a joué Catherine. Sans intervenir, j’ai écouté tour à tour chacun des monologues improvisés, relatant la même histoire, sans l’enjoliver ni la dramatiser, sans en changer le cours, mais la relatant de points de vue différents – quand je parle de points de vue, je ne parle pas d’idées mais bien des lieux où chaque personnage se trouve – et toujours avec un « regard d’amour », au sens qu’en donne Marilyn Frye. On aurait dit qu’elles avaient fait ça toute leur vie ! Elles jouaient bien sûr des rôles, mais elles ne jouaient pas le regard d’amour, elle l’étaient. Il faut dire que la consigne était aisée à tenir pour des praticiennes narratives convaincues.
J’ai ainsi revisité mon histoire, mais de l’extérieur. Je me suis vue et j’ai eu tout le temps de m’apprécier et d’apprécier les évocations qui flottaient dans ma tête. J’ai pensé au train de Poudlard transportant de jeunes sorciers excités par l’aventure, j’ai pensé à Alice au pays des merveilles, de l’autre côté du miroir, la musique de Woodstock s’est invitée grâce au Lapin Blanc, celui qui court après le temps, j’ai revu les images du rêve, que j’ai trouvé très poétique et très beau, j’ai vu les objets s’animer et vivre des émotions, comme dans un dessin animé, et c’était très joyeux… J’ai pensé à ce que cette expérience, bien encadrée, pourrait faire vivre de doux à des personnes en manque d’estime d’elles. Les comédiennes ont parlé de voyage, d’audace, de sérénité, de curiosité, de capacité à surprendre, de capacité à voir la porte que les autres ne voient pas… et je me suis sentie très émue et fière de moi. Je me suis sentie transportée.
Et franchement, cela vaut toutes les analyses, même narratives, non ?
Pour aller plus loin :
Julie Cardouat précise qu’en Francophonie, on parle de théâtre-miroir (celui d’Alice ?) et que cela fait écho aux équipes réfléchissantes en psychothérapie familiale et donc au Témoin Extérieur de Michael White. Je trouve que cela fait également énormément écho à l’interview du Témoin Intérieur de David Epston, documenté par ailleurs dans ce blog. Julie suggère un prolongement : « En lisant quelques articles sur le sujet, j'ai vu que la musique fait partie de la forme initiale du play-back théâtre, avec la participation d'un ou plusieurs musiciens en live. Le recours à la documentation "artistique" à travers la musique, le dessin, le poème, pourrait être une piste intéressante, par exemple dans le cadre d'une cérémonie définitionnelle. »
De mon côté, j’ai écrit quelques questions narratives que l’on peut poser à la personne lors du debriefing :
Que s’est-il passé pour toi pendant cette représentation, en termes d’émotions, de sensations, de pensées ? Etait-ce plutôt désagréable ou plutôt agréable ou un peu entre les deux ?
Saurais-tu expliquer pourquoi, saurais-tu dire ce qui a permis à ton avis à ces émotions, sensations et pensées agréables d’arriver ?
Quelles idées sur ce qui compte pour toi dans la vie et/ou sur des formes de sagesses présentes chez toi est-ce que cette représentation t’a permis de découvrir, de redécouvrir, de remettre en lumière, de renforcer ?
À quel groupe ou communauté est-ce que ces idées te relient ?
Qu’est-ce que cela te fait ? Comment ces idées pourraient-elles t’accompagner dans les jours ou les semaines qui viennent ?
Toute autre expérimentation de ce processus est bienvenue ici, soit en commentaire de cet article soit sous la forme d’un prochain article. Je trouve vraiment intéressant de l’intégrer à notre boite à outils narrative et de le développer. Il doit pouvoir s’intégrer dans un grand nombre d’interventions narratives collectives.

