La machine, le thérapeute et le poète : peut-on documenter sur un rythme de rap ?

Cet article nous a été proposé par Steeven Cadel, praticien narratif, coach d’équipe, médiateur et auteur qui nous partage une expérience inédite de documentation musicale avec usage de l’IA qu’il a réalisé lors de la Masterclasse et qu’il a fait écouter à Travis, notre intervenant.

“I really treasure this song and have listened to it a number of times already”
Travis Heath

Olivier
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De Gauche à droite : Christelle Leboucq, Travis Heath et Steeven Cadel

Le silence s'est fait dans la salle de la Masterclasse. Un silence dense, chargé d'écoute. Travis était en train de nous raconter une histoire. Pas une théorie, pas un concept, mais une rencontre. Celle avec Ray. Et au cours de cette histoire, une question simple, presque banale, est venue tout faire basculer : « Est-ce que je peux te demander ce que tu écoutes ? ».

À cet instant, je ne le savais pas encore, mais cette question allait m'entraîner dans une errance inattendue, aux frontières de nos pratiques, là où le récit rencontre le silicium.

Le Récit : La scène se plante

L'histoire que Travis nous partage est celle d'un jeune homme, Ray, que le système avait déjà rangé dans une case. Un dossier épais, une étiquette de « mauvaise gestion de la colère » collée sur le front. Face aux psys, Ray était un mur. Muré dans un silence que les praticiens, sans doute bien intentionnés, interprétaient comme de la résistance, voire de la défiance. La conversation était impossible, le lien ne se créait pas. Le problème avait gagné, occupant toute la place.

Puis vient Travis. Et cette fameuse question sur la musique qui s’échappe de ses écouteurs. Ce n'est pas une question sur le problème. C'est une porte dérobée, une invitation sur le territoire de Ray, dans son monde. Et Ray, pour la première fois, ouvre la porte. Il parle de rap. De KRS-One, qu'il appelle "The Teacher". Il ne parle pas de sa colère, il parle de la sagesse, de la philosophie, de la force de survie qu'il trouve dans ces textes.

La Réflexion du Praticien : Le miroir et l’étincelle

Je suis suspendu aux lèvres de Travis. Cette histoire me percute. Elle contient tout ce pour quoi nous nous engageons dans les approches narratives : l’échec des diagnostics qui enferment, la puissance d’une curiosité authentique, la découverte des savoirs et des compétences de la personne face à l’adversité.

Travis continue. Il raconte avoir dit à Ray : « Ce n’est pas de la colère que j’entends, c’est la sagesse de ta grand-mère dans chaque rime que tu balances ». Il a re-situé son histoire, l'a connectée à une lignée, à une force ancestrale. Le rap n'était plus un symptôme, mais une ressource. Une compétence. Une tradition de sagesse.

Et puis, l'étincelle. Travis lance une hypothèse en l'air : « Le rap est souvent vu comme violent. Mais si on mettait les paroles de Socrate sur un beat de rap, est-ce qu’on y verrait de la violence ? Ou est-ce que la sagesse apparaîtrait sous un autre jour ? ».

Cette question reste en suspens dans la salle, mais dans ma tête, elle explose. Une idée folle, presque incongrue, commence à germer. Une idée qui mélange ma passion pour les nouvelles technologies, pour l'Intelligence Artificielle, et la méfiance polie que je sens parfois dans notre communauté narrative à l'égard de ces outils. Nous sommes les artisans du langage humain, de la nuance, de l'indicible. Que viendrait faire une machine dans nos conversations intentionnelles ?

Une part de moi crie à la trahison. L'autre, curieuse, murmure : « Et pourquoi pas ? ».

La Pratique en Acte : Inviter un témoin non-humain

De retour à l'hôtel, l'histoire de Ray et de Travis ne me quitte pas. 

Elle est trop précieuse pour rester une simple anecdote de masterclasse. Elle mérite d'être honorée, documentée. Je repense à la notion de « témoin extérieur ». Un témoin qui écoute, qui reconnaît, qui valide une histoire préférée.

Et si... et si ce témoin extérieur n'était pas humain ?

L'idée me semble sacrilège et excitante. Je décide de tenter l'expérience, non pas comme une thérapie, mais comme un acte de documentation poétique. Je me dis que ce serait dommage de se priver d'un outil potentiellement riche, utilisé à petites doses, de manière presque homéopathique.

Mon processus se déroule en deux temps, comme une collaboration improbable :

  1. Le Parolier (Gemini) : Je rassemble mes notes de la masterclass. Des bribes de l'histoire de Ray, les mots forts de Travis, l'idée de la philosophie cachée. Je donne tout ça à une première I.A. (Gemini) avec une instruction précise : « Agis comme un parolier de rap conscient. Raconte l'histoire de Ray, sa lutte contre les étiquettes, et sa conversation libératrice avec un psy qui a su écouter sa musique. Fais-en un hymne à la sagesse des rues, un hommage. »

  2. Le Compositeur (Suno) : Quelques minutes plus tard, j'ai un texte. Il n'est pas parfait, mais il a une âme. Il a capturé l'essence. Je prends ces paroles et je les confie à une seconde I.A. (Suno), spécialisée dans la création musicale. Le brief : « Un beat de rap à la fois old-school et introspectif. Une voix masculine, posée, qui porte le texte avec conviction. »

Il a fallu plusieurs itérations. Ajuster un mot, régénérer une mélodie. C'était un dialogue étrange, un ajustement constant entre mon intention humaine et les propositions de la machine. Lentement, sous mes doigts, une chanson est née. Un document. Un artefact de l'histoire de Ray.

Voici ce que ce témoin extérieur a produit.

Dialogue Direct : La Voix de Ray (réimaginée)

LYRICS (English)

(Title: Ray the Philosopher)

[Intro] Check, check... one, two... Listen up... Travis passed me the mic. Lemme tell you how it went down. Yo.

[Verse 1] They treat me like cattle, just a barcode on my back A thick file, a life mapped out 'fore it can even start, that's a fact So with the shrinks, radio silence, lips sealed, case is shut Their diagnosis is ready, their final judgment's cut "Anger management," that's their jargon, their damn excuse But who'd stay calm when the whole damn system gives you abuse? They stick the "criminal" label, but in my head, there's a flood 'Bout to break loose, wash away all the mud

[Chorus] Nah, my therapy ain't their leather chair It's my truth spittin' fire on a beat that hits the air My pen hits heavier than the blade, shatters every chain (My voice!) It's my story, the sound that heals all the pain

[Verse 2] Then this shrink shows up, different, ain't the same old script He clocks my headphones, and his question is the click "Yo, what you spinnin'?" The wall of sound came crashing down I tell him 'bout rap, philosophy, far from their ivory crown I quote KRS-One, the teacher who always had my back He gets it right away: "That's your story, your hidden track" "That's your Grandma's wisdom in every single rhyme you spit" An ancestral power, breakin' the silence bit by bit

[Chorus] Nah, my therapy ain't their leather chair It's my truth spittin' fire on a beat that hits the air My pen hits heavier than the blade, shatters every chain (My voice!) It's my story, the sound that heals all the pain

[Bridge] The key ain't Insight, it's Outside, that helicopter view To see my own story play out, and finally break through Findin' that "moral character," the fire that burns deep Stronger than a Post-it note, foundations I can keep Rebel therapy, yo, we're makin' that "good trouble" Bendin' all the rules of the game, yeah, we burst the bubble

[Outro] So call me Ray the Philosopher, it's etched in stone for real This wasn't therapy, nah, this was the end of the raw deal A studio session, a true collab, a different kind of feel Now the mic is open. Just the beginning. You know the drill.

PAROLES (Français)

(Titre : Ray le Philosophe)

[Intro] Check, check... un, deux... Écoute... Travis m'a passé le micro. Laisse-moi te raconter. Yo.

[Verse 1] On me traite comme du bétail, juste un code-barres sur le dos Un dossier épais, une vie tracée sans même un départ, yo Alors chez les psys, silence radio, bouche cousue, capot fermé Leurs diagnostics sont prêts, leur jugement est déjà formé "Gestion d'la colère", c'est leur jargon, leur putain d'excuse Mais qui resterait calme quand le système t'abuse ? M'collent l'étiquette "criminel", mais dans ma tête, c'est l'écluse Qui va lâcher, qui va crier toutes mes angoisses diffuses

[Chorus] Nan, ma thérapie c'est pas leur fauteuil en cuir C'est ma vérité crachée sur un beat qui déchire Mon stylo pèse plus lourd que la lame, brise les chaînes en titane (C'est ma voix !) C'est mon histoire, le son qui soigne et qui plane

[Verse 2] Puis ce psy débarque, différent, pas le même script Il mate mes écouteurs, sa question est un déclic "Yo, qu'est-ce qui tourne ?" Le mur du son s'est effondré J'lui parle de rap, de philo, loin de leurs mondes guindés J'cite KRS-One, le prof qui nous a jamais lâchés Il capte direct : "C'est ton histoire, ta vérité cachée" "C'est la sagesse de ta grand-mère dans chaque rime que tu balances" Une force ancestrale, la fin du silence

[Chorus] Nan, ma thérapie c'est pas leur fauteuil en cuir C'est ma vérité crachée sur un beat qui déchire Mon stylo pèse plus lourd que la lame, brise les chaînes en titane (C'est ma voix !) C'est mon histoire, le son qui soigne et qui plane

[Bridge] Le truc, c'est pas l'Insight, c'est l'Outside, la vue d'hélico Voir ma propre histoire se jouer, sortir du huis clos Trouver ce "caractère moral", ce truc qui brûle au fond Plus solide qu'un post-it, c'est mes fondations, mon son Thérapie rebelle, yo, on fout le "good trouble" On tord les règles du jeu, on fait éclater la bulle

[Outro] Alors appelle-moi Ray le Philosophe, c'est gravé dans la pierre C'était pas une thérapie, c'était la fin de la galère Une session studio, une pure collab', un truc de fou Maintenant, le micro est ouvert. Et c'est qu'un début. À vous.

La Réflexion du Praticien : Le doute et la validation

J'écoute la chanson en boucle. Un sentiment étrange me parcourt. C'est à la fois profondément humain dans ce que ça raconte, et complètement artificiel dans sa genèse. Je me sens comme un imposteur. Je n'ai ni écrit les paroles, ni composé la musique. Qu'est-ce que j'ai fait, au juste ? J'ai été un curateur, un chef d'orchestre, un médiateur entre une histoire et une technologie.

Je retrouve Travis le lendemain. Le cœur battant, avec cette peur du regard des autres qui me tenaille parfois, je lui tends mes écouteurs. « J'ai fait quelque chose suite à ton histoire sur Ray. C'est une expérimentation. »

Il écoute. Un sourire se dessine sur son visage. Puis je lui pose la question qui me brûle les lèvres : « Dis-moi honnêtement... est-ce que ça te semble "fake", faux, artificiel ? »

Sa réponse m'a profondément touché et rassuré. Il m'a dit qu'au contraire, il trouvait la démarche fascinante. Il y voyait une extension de la documentation, une façon nouvelle et créative de rendre hommage à une histoire. Il a même voulu récupérer le fichier. Pour lui, ce n'était pas un gadget, mais une trace, une contribution qui donnait une autre vie à son travail avec Ray.

Cette conversation a été une libération. L'I.A. n'avait pas agi à la place du thérapeute. Elle avait agi, sous ma direction, à la place de l'artiste que je ne suis pas. 

Comme le rappelait un article du Dulwich Centre, elle peut aider à modéliser un monde pour externaliser un problème. Ici, elle a aidé à modéliser une chanson pour réinternaliser une identité préférée : celle de "Ray le Philosophe". Elle n'a pas remplacé la conversation, elle l'a célébrée. Je la vois aussi comme une documentation du travail de Travis avec Ray.

Conclusion : Une question ouverte à mes compagnons d’errance

Cette expérience n'a pas fait de moi un technophile béat. Je reste convaincu que rien ne remplace la présence, la curiosité et la connexion d'une conversation thérapeutique. Le travail du praticien narratif est irréductible à un algorithme.

Mais cette errance m'a ouvert l'esprit. Elle m'a montré qu'un outil, même aussi déroutant qu'une I.A., peut, lorsqu'il est utilisé avec une intention claire et une éthique solide, servir notre vocation. Il peut nous aider à créer des documents, à offrir des témoins extérieurs inattendus, à rendre les histoires préférées plus tangibles, plus audibles.
Cela ne remplace rien, mais cela ajoute une possibilité. Une couleur de plus sur notre palette.
En partageant ce morceau, j’ai une pensée pour toutes les personnes présentes à cette masterclass. Mon espoir est que cette documentation musicale, cette trace inattendue, puisse résonner dans leur cœur comme l'histoire de Ray a résonné dans le mien, et raviver l'étincelle de ce moment partagé.

Alors, je me tourne vers vous, chers compagnons de route et d'errances. Cette histoire n'est pas une réponse, mais une ouverture. Je vous la livre avec mes doutes et mon enthousiasme.

Et je vous pose la question : quelle place pourrions-nous imaginer pour ces nouveaux "témoins" non-humains dans nos pratiques ? Avons-nous peur de la machine, ou de la manière dont elle nous invite à repenser les frontières de notre propre créativité et de notre rôle de gardiens d'histoires ?

Le micro est ouvert.


Pour en savoir plus sur Steeven Cadel: https://www.linkedin.com/in/steeven-cadel/

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