Et si l'on regardait les choses autrement ?
Témoignage narratif autour de la santé mentale
par Mandy Marchier
Introduction Catherine Mengelle
Ce n’est pas la première fois que Mandy Marchier choisit de partager ses écrits engagés sur ce blog. Mandy est praticienne narrative. Elle a guidé et accompagné la Fabrique Narrative sur deux cycles de formation narrative à destination de services sociaux à Dieppe.
Elle prépare en ce moment une tournée autour de Montpellier, Nîmes puis Valence, Romans sur Isère, Montélimar, Grenoble et Lyon, avec sa conférence gesticulée (forme d’expression publique spécifique à l'éducation populaire, considérée comme un outil de formation, d'émancipation et de politisation du peuple) sur les discriminations LGBTQIA+. Elle y aborde « comment l'hétérosexualité n'est pas qu'une simple orientation sexuelle mais un système normatif qui crée des privilèges et des oppressions, que l'on y joue tous une part que l'on soit LGBT ou non car on a intériorisé un certain nombre de discours dominants ». Elle y parle de santé mentale, de violences médicales/psy, d'homophobie intériorisée... Elle cherche d’autres lieux susceptibles d’héberger cette conférence. N’hésitez surtout pas à la joindre si vous avez des idées : mandymarchier@gmail.com
Elle a également participé tout récemment à Montpellier à la première MadPride (personnes « folles » contre le système de psychiatrie) où elle a lu un extrait de son livre « Délit de sensibilité », écrit en 2024, lors d'une scène ouverte. Elle livre ici cet extrait, où elle évoque un passage bouleversant de sa vie, vécu à l’âge de 19 ans.
Texte de Mandy
Dans le cadre des SISM (semaines d’information et sensibilisation à la santé mentale), j’ai eu envie de partager un extrait de mon livre autobiographique « Délit de sensibilité ». Un passage que j’ai écrit à l’époque en m’inspirant des idées narratives qui me sont chères et dont les intentions étaient de montrer que : 1. la personne n’est pas le problème (en l’occurrence ici, ni les soignants, ni les patients) 2. les personnes résistent toujours et ne sont pas des victimes passives face à ce qui leur arrive 3. il y a toujours des moments d’exception 4. l’importance du collectif et de la communauté.
Les mois qui suivent le décès de mon père sont marqués par des troubles physiques et émotionnels qui déstabilisent le corps médical. Tremblements, convulsions, malaises : autant de manifestations qui sèment la perplexité parmi les professionnels de santé que je consulte pour trouver une explication à ces symptômes. Considérée comme une énigme, me voici dans un centre médico-psychologique, installé dans le cabinet d’une psychiatre. Je joue avec un trombone que je lui ai piqué sur le bureau, le décortiquant dans un sens puis dans un autre, le regard perdu dans le vide. Cette petite manie me permet de relâcher la pression et d’occuper mes mains. Avec une méfiance teintée d’hostilité, je scrute chaque détail de la pièce.
Adossée à son bureau orné de bibelots, la psychiatre entame un dialogue complètement absurde. Ses questions, teintées d’une fausse gravité, alimentent ma résistance, mais par politesse, je lui réponds de manière automatique. C’est très facile de me faire parler. Depuis toujours, j’élabore tout un tas de théories sur la vie et sur moi-même. Après un monologue de plus d’une heure de ma part, elle entreprend de consigner, de sa plus belle plume, les termes « dépression », « recherche d’attention », « difficultés à s’intégrer à la société ». Des étiquettes pratiques pour elle, mais pour moi, des énigmes qui persistent. Je suis loin de comprendre son impuissance à déchiffrer les mystères de mon être. Pour elle, le problème vient de moi. Je sens bien que je dérange. Je bouscule les codes, questionne les évidences, je tiens tête à son pouvoir. Mais, pour moi, le monde ne tourne pas rond et mon rôle n’est pas de l’accepter tel qu’il est mais de le redessiner.
Cette femme, persuadée de détenir une solution magique face à ma détresse qu’elle ne sait entendre, m’impose un séjour en psychiatrie. Par cet abus de pouvoir, la haine s’installe envers elle, et tout autant envers moi qui ne parviens pas à lutter contre ses arguments. Je me laisse convaincre du bien-fondé de cette hospitalisation.
Ses mots tombent comme une sentence, une condamnation à me conformer aux diktats des bien-pensants, auxquels je n’ai ni le désir ni les capacités d’adhérer. Je me sens punie d’avoir énoncé ma vérité, délit de sensibilité. Voilà qu’elle raconte l’histoire de quelqu’un qui ne me ressemble pas. Une histoire dénuée de courage, dépourvue de force et surtout, qui n’apporte ni espoir ni réconfort à mes tourments intérieurs.
Mon espoir de devenir psychologue — un rêve qui aurait pu être la lumière dans l’obscurité — est balayé d’un revers de main par sa propension à jeter sur la table ses jugements hâtifs. Un rêve confondu avec mon désir d’être mon propre thérapeute selon elle. Un jugement qu’elle prononce sans égard pour mes aspirations. Les murs de son bureau se referment sur moi, une prison de préjugés et de stigmatisation, loin de l’aide que j’espérais trouver dans ces rencontres intimes avec ma psyché.
Aux côtés de ma mère, j’arpente les couloirs de l’hôpital psychiatrique, qui sera mon univers pour les prochaines semaines. Il y a des chapitres de notre vie que nous n’anticipons pas, des pages que nous n’aurions jamais pensé tourner. Mon passage en service psychiatrique en est une, écrit dans une encre mêlée de confusion, d’incompréhension et d’intolérance. Je reste convaincue que mes questionnements auraient pu être apaisés sans les clefs cliquetantes et les serrures froides mais parfois le chemin emprunté cache des sentiers inattendus. Surtout, je reste convaincue de n’avoir en réalité aucun problème, si ce n’est d’être née dans un monde inadapté pour moi. Un monde qui nous regarde d’un air suspicieux lorsque l’on s’éloigne un peu trop de la norme. Au sol, le carrelage aux teintes bleues et grises paraît froid. Les murs, d’un blanc terne, absorbent la lumière, et rendent l’atmosphère lugubre. Des néons blafards éclairent le chemin, jettent des ombres fantomatiques sur les visages de patients errants qui déambulent de manière quasi automatique, le regard vide, perdu je ne sais où. J’entends leurs murmures et lorsque je les croise, je ne peux détourner les yeux d’eux.
Arrivées au bureau des soignants, le silence enveloppe les formalités de mon admission. L’infirmière, une femme d’une cinquantaine d’années, vulgaire et sèche, nous escorte vers ma nouvelle demeure. La terreur me coupe le souffle, j’ai envie de fuir. Je ne suis pas dingue mais je suis incapable de l’exprimer, je le clame en silence, à travers tout mon corps. Je sais bien que l’on ne me croira pas. La chambre, dépouillée de tout confort, incarne la quintessence du minimalisme : un lit austère, une penderie grinçante et derrière la fenêtre, ce coin de ciel bleu qui me provoque. Je voudrais respirer l’air frais mais elle ne s’ouvre pas.
— Voici ta tenue d’hôpital ! lance-t-elle.
Je grimace. Voyant mon air réticent, elle ajoute :
— Elle est obligatoire.
Entre ses mains, elle tient une chemise et un pantalon couleur sable, dénués de tout caractère, symbole de l’effacement de ma personnalité au profit de l’uniformité imposée par les règles de l’institution. J’enfile ces vêtements — les manches de la chemise sont trop longues pour moi. Dans ce nouvel accoutrement, je comprends que ma bataille pour préserver mon identité ne fait que commencer.
Pour ma mère, l’heure du départ sonne. Son regard si doux me transperce. Qui sait ce qu’il peut se passer à cet instant dans la tête et le cœur d’une mère contrainte de laisser son enfant pour un séjour psychiatrique ? La douleur de la faire souffrir devient insupportable. Ce poids dépasse la simple préoccupation pour elle, il se répercute également sur ma propre estime. La sensation de ne pas être à la hauteur, de ne pas correspondre à ses attentes, ravive ma culpabilité. Je suis consciente de l’amour que ma mère me porte mais la pression que je ressens ne s’apaise pas. C’est une lutte intérieure, une bataille qui pèse sur mes épaules. Nos adieux déchirants laissent place à l’indifférence professionnelle.
— Madame, rentrez chez vous, on va la soigner, ne vous inquiétez pas. Elle vous reviendra sereine et reposée.
Entendez « bourrée de calmants » ! Une fois encore, j’ai envie de crier que je ne suis pas malade. Ils ne doutent vraiment de rien.
Mes bijoux, ma guitare, que j’avais apportée pour me distraire, ainsi que tout ce qui me lie au monde extérieur me sont confisqués. Je me retrouve assignée au règlement strict de cet univers clos où chaque aspect de ma vie est désormais minutieusement programmé. Les appels téléphoniques se résument à un par semaine, les visites sont autorisées selon un calendrier et les jours pour les douches sont déterminés à l’avance.
Les soignants défilent dans ma vie quotidienne, chacun porte son fardeau d’émotions, de compassion et parfois de frustration. Certains, rares, tentent véritablement de me comprendre, tandis que d’autres succombent à l’étiquetage facile, dû à leur profession. Leurs visages révèlent l’épuisement, la résilience, et parfois l’impuissance. Parmi eux, des infirmiers aux sourires bienveillants, des psychiatres aux regards scrutateurs, tous engagés dans une danse délicate avec ce que l’on nomme « la fragilité mentale ». J’en suis désormais convaincue, ce n’est pourtant rien d’autre qu’un regard différent sur le monde. Le personnel médical porte la responsabilité de guider des âmes brisées par le système, de tisser des fils d’espoir dans des parcours souvent chaotiques. Ils sont au plus près de la souffrance et malgré tout, ils n’ont pas de réels contacts humains avec leurs patients. Ils observent mon comportement, mais sur le plan relationnel, c’est un peu comme si une fois l’adjectif « étrange » posé sur moi, ils ne voient plus l’intérêt d’explorer qui je suis.
Je ne peux pas fermer les yeux sur ce qu’il se passe, même si je dois m’efforcer de me taire et finalement accepter. Que faire, si ce n’est attendre ? Je tente de résister, de préserver ma magie, celle qu’ils veulent éteindre par médication forcée. À qui sera le plus malin ? Je n’ai pas encore dit mon dernier mot. Me taire ? Ah non, jamais !
Le soir venu, l’infirmière apporte une prescription médicamenteuse que je refuse catégoriquement de prendre. Je me heurte à son autorité. Son incitation « prends-les, arrête de faire ta tête de mule » déclare la guerre à ma liberté. Je déteste toujours autant les rapports de force et réalise rapidement que face à elle, je n’ai aucune chance. Le système semble être contre moi et finalement, après de multiples ruses, je finis par céder, dépitée.
Entre ces murs, l’isolement devient le compagnon de mes jours, le silence, mon refuge. Les infirmiers débordés répondent à ma détresse par des conseils insipides « pense à autre chose, change-toi les idées ». Ma sensibilité, qualifiée de « recherche d’attention » par la psychiatre du centre médico-psychologique quelques jours plus tôt, devient une source de honte alimentée par le regard condescendant de ceux qui fouillent mon cerveau. Ma quête du contact humain se heurte à l’indifférence d’un système centré sur la maladie plutôt que sur la personne.
Chaque jour devient une lutte contre ce système qui décide de mon sort, sans chercher à me comprendre. Mon identité se dilue dans les protocoles et les cases dans lesquelles ils choisissent de m’enfermer. Quant à mes rêves, mes questionnements et mes espoirs, ils restent en suspens. Entre ces murs, ma créativité et mon imagination deviennent des soutiens pour déjouer ce système qui me tient prisonnière.
Pour survivre, je multiplie les rencontres avec les autres patients. Elles s’avèrent être des respirations bienvenues dans la monotonie qui règne. Je me laisse emporter par leurs récits, les réconforte, leur offre une épaule sur laquelle déposer tout le poids de leurs soucis. Là où la plupart des soignants ne voient que des malades, mon cœur distingue des individus. J’écoute l’histoire de leur vie qui déraille, persuadée qu’au cœur de ces tumultes, se cache un véritable trésor. Collecter ces instants précieux, dénicher les subtils éclats de fantaisie qui proclament un vibrant « j’existe, écoutez comme j’existe ! ». Ma quête se transforme en une exploration de l’humanité souvent oubliée, où chaque échange devient un leitmotiv.
Au-delà des étiquettes, je cherche à restaurer une humanité commune, à entendre la musique de leur existence et révéler la beauté qui les rend si uniques. Rencontrer profondément les autres « enfermés » me permet de résister aux protocoles stricts des soignants. Ici, chacun souffre à sa manière, mais du « je », je passe au « nous », et ensemble, nous sommes plus forts. Je ne suis pas seule, je fais partie du « gang des atypiques ». Nous percevons le monde avec une sensibilité exacerbée et un esprit critique aiguisé. Nous ressentons les émotions des autres comme si c’était les nôtres. Nous refusons de nous conformer aux normes et aux conventions imposées par la société car nous savons que la richesse se cache dans les marges. Nous sommes les marginaux, les révoltés, ceux qui voient au-delà des apparences et des mensonges. Nous sommes unis dans notre différence et nous nous soutenons mutuellement dans notre quête de vérité et de liberté. Nous sommes des êtres singuliers, des écorchés vifs, mais nous sommes aussi porteurs d’espoirs et de nuances. Et c’est main dans la main, dans notre gang des atypiques, que nous trouvons la force de résister.