Justin, le garçon qui savait respirer
La suite inédite d’un entretien mythique de David Epston
Par David Epston, Traduction Pierre Blanc-Sahnoun
Crédit photo : Cheryl White, in Memory Book
Une leçon magistrale sur l’art de poser des questions qui sauvent des vies. Et une archéologie de la liberté.
Nous avons été nombreux, lors de la formation à « l’affûtage de questions », à visionner la vidéo désormais célèbre d’un entretien de David Epston avec un jeune garçon prénommé Justin, atteint de crises d’asthme particulièrement sévères. En France, et malgré sa très mauvaise qualité d’image et de son, cette vidéo est devenue un petit classique : elle permet de comprendre le mécanisme des questions puissantes et poétiques inventées par David. Mais elle laisse toujours un goût d’inachevé.
À la fin de la conversation, on se souvient que David établit — presque par hasard — que Justin est capable de provoquer ou de diminuer volontairement ses crises d’asthme, et il le félicite chaleureusement. Il va même jusqu’à lui proposer 100 $ pour tenter de retrouver la méthode qu’il utilisait lorsqu’il avait 12 ans. Malheureusement, cette aptitude, qu’il possédait à cet âge-là, il l’a perdue ou oubliée, et il est incapable de se rappeler comment il faisait.
Malgré tous ses efforts, Justin ne parvient pas à expliquer sa méthode, même lorsque David lui propose de devenir une sorte de professeur et d’enregistrer une vidéo destinée à être montrée à des enfants dans les hôpitaux, à l’étranger, lors de ses tournées thérapeutiques. Et dans les versions françaises de cette vidéo, l’histoire s’arrête là : nous restons sur notre faim, sans connaître la suite.
Or, il se trouve que l’été dernier, David a donné une conférence à Buenos Aires, où il est revenu en détail sur ce cas, dans le cadre d’une réflexion sur les questions narratives puissantes. Il a repris le script de cette vidéo et a demandé à l’une de ses associées de l’interpréter en lecture publique devant l’assistance. David m’a très généreusement confié l’intégralité du texte de cette conférence, afin de pouvoir la diffuser auprès des praticiens narratifs francophones. Je n’ai pas repris le script de la première séance, que beaucoup d’entre vous connaissent déjà — mais il reste bien sûr possible de se le procurer en le demandant à La Fabrique Narrative.
Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est à la fois l’introduction et la conclusion que David a rédigées pour cette conférence — probablement l’une de ses dernières, puisqu’il a décidé de prendre du recul par rapport à ses activités d’enseignement (à 81 ans, il l’a bien mérité !) — et, surtout, le fait que nous ayons enfin accès, pour la première fois, à la séance suivante.
Dans cette deuxième rencontre, David hypnotise Justin, alors âgé de 16 ans, et lui demande d’interviewer la version de lui-même âgée de 12 ans, celle qui possédait cette compétence unique de pouvoir influencer ses crises d’asthme, pour lui demander comment il faisait.
Et là… c’est de la haute voltige. Passionnant.
J’ai donc traduit l’intégralité de cette conférence, que je vous propose ici à La Fabrique Narrative, avec l’accord de David— bien évidemment.
PBS
L’exploration par la question, selon moi, est l’instrument premier de notre travail. Si l’on peut dire que le scalpel est indispensable au chirurgien, alors il faut accorder un soin considérable à savoir si cet instrument est aiguisé ou émoussé. Un scalpel émoussé aurait de graves conséquences : il déchirerait les tissus, causerait des blessures, laisserait des cicatrices. Comparez-le à un scalpel à la lame fine et tranchante : il fera moins de mal et permettra une guérison bien plus rapide.
De la même manière, nous devons assumer la responsabilité de nos questions, car toute réponse est, en un sens, façonnée par la question elle-même. J’estime qu’il est prévisible qu’une question terne suscitera probablement une réponse terne ; qu’une question sans cœur suscitera vraisemblablement une réponse découragée ; qu’une question poétique ou métaphorique entraînera une réponse poétique ou métaphorique ; et ce sur quoi je souhaite m’attarder aujourd’hui, c’est que toute question imaginative sera accueillie dans l’imaginaire. Elle ouvrira un chemin encore inédit vers ce que Michael appelait le « pas encore connu ».
J’ajouterai que nos questions révèlent — que nous le voulions ou non — la manière dont nous cherchons à « comprendre » l’autre. Certaines questions, comme vous le savez, sont posées pour leurs propres objectifs administratifs ou diagnostiques. Elles sont souvent prescrites, parfois même figées dans des manuels. Elles sont immuables et n’exigent de nous rien d’autre que de les prononcer. En vérité, elles ne peuvent conduire qu’à l’endroit où elles ont déjà conduit tant de fois. Il n’est donc pas surprenant que ces questions soient dépourvues de l’excitation de ce qui pourrait surgir, et qu’elles ne soient qu’une pâle imitation d’une rencontre vivante.
Dans ce genre d’investigations pré-scriptées et prescriptives, il serait même infidèle à l’esprit de la démarche de considérer quoi que ce soit qui ne soit pas déjà prévu par les concepteurs du manuel… ou par l’algorithme.
L’un des points sur lesquels Michael et moi avons été en accord presque dès notre première rencontre, c’est notre insatisfaction face à cette « professionnalisation » de l’entretien. Nous avons tous deux commencé en psychiatrie infantile — Michael à Adélaide, moi à Auckland. Nous étions frustrés de constater à quel point ce type « d’entretiens » limitait notre manière de connaître et de considérer ceux qui venaient nous demander de l’aide… et comment eux-mêmes apprenaient à nous connaître à travers ces seules questions.
Michael a très vite rebaptisé les démarches que nous inventions, remplaçant le terme banal « d’entretien » par celui de « conversation thérapeutique ». Pourquoi ? Parce qu’il voulait nommer quelque chose de radicalement différent : oui, une conversation, mais d’une forme bien particulière et pour une visée bien particulière, thérapeutique. L’entretien, lui, plaçait le professionnel dans une position d’« extérieur surplombant », en quelque sorte au-dessus de l’autre. Nous cherchions au contraire une manière de partager la fabrication même de la conversation, une sorte de « train de pensée » sur lequel nous voyagions ensemble, côte à côte.
Beaucoup de nos questions pouvaient passer pour hérétiques à l’époque, au regard des présupposés dominants sur l’art de mener un entretien psychothérapeutique… et c’est peut-être encore le cas aujourd’hui.
Nous n’aurions pas été capables, à l’époque, de formuler ce que nous entreprenions avec la précision que je peux aujourd’hui, bénéficiant de la sagesse du recul. Cette conférence me ramène à des réminiscences — exercice naturel à mon âge — sur nos efforts pour réaliser nos intentions, quarante ans plus tard.
Alors, que cherchions-nous à faire avec nos questions ? C’est la question que je me suis posée dans mes souvenirs. Dans les années 1980, chaque fois que j’animais un atelier en Australie, souvent à Adélaide, Michael m’invitait à rester une semaine de plus pour travailler avec lui. Il demandait toujours l’accord de ses clients, en disant : « Mon meilleur ami et collègue est avec moi aujourd’hui, je me demande si vous accepteriez qu’il nous rejoigne ? ». À ma connaissance, personne n’a jamais refusé.
Michael commençait l’entretien en nous présentant, puis lançait la conversation. Après dix minutes environ, il me passait la main, et je faisais de même. En fin de séance, il résumait et fixait le prochain rendez-vous. Pendant qu’il menait la conversation, j’écrivais toutes les questions qui retenaient mon attention — et elles étaient nombreuses. Il était d’une inventivité foisonnante. Je ramenais ces notes chez moi, transcrivais ses questions mot pour mot, et les répétais d’abord dans mon imagination. Très vite, elles se sont mises à apparaître dans mes propres conversations.
Je m’intéressais aussi beaucoup aux effets de ces questions. Cela m’encouragea à en inventer moi-même, que je rapportais à Adelaide lors de mes voyages suivants, pour les échanger contre de nouvelles questions originales de Michael.
L’une de ses grandes réalisations dans les années 1980 fut d’étudier et de répertorier, avec l’aide d’un étudiant chercheur, la diversité de ses inventions. Ils produisirent à mon avis son texte le plus important de la décennie, à l’époque où ce que nous faisions commençait à être appelé « thérapie narrative ». Le titre en était : « Le processus de la question : une thérapie de la valeur littéraire ? » 1 — avec un point d’interrogation, comme pour dire : peut-être que ces questions pouvaient conduire à quelque chose ayant une valeur littéraire.
Pour ma part, j’aimerais remplacer aujourd’hui « valeur littéraire » par « valeur esthétique ou poétique ». Je crois que la thérapie narrative, depuis ses origines, a eu pour engagement d’imprégner les conversations thérapeutiques d’une poétique et d’une esthétique, aux côtés de son éthique. Et je crains que cela ne se perde… C’est pour cela que je souhaite que nous nous arrêtions collectivement pour y réfléchir.
Michael, dans les années 1980 et au début des années 1990, décrivait souvent la thérapie narrative comme « une thérapie de l’investigation ». Et j’aimerais le dire aussi en cette année 2025.
En préparant cette intervention, des souvenirs précis de cette époque me sont revenus, encore et encore. L’un d’eux, surtout, s’est imposé jour après jour : ma rencontre avec Justin, 16 ans, et ses parents, dans les circonstances les plus sombres, au début des années 1980. Heureusement, je possédais encore les enregistrements vidéo de nos quatre rencontres, ainsi que leurs transcriptions, soigneusement archivées. Je les ai retrouvées facilement.
D’une certaine manière, c’est là qu’est née ma curiosité — qui ne m’a plus quitté — pour deux questions indissociables : Qu’est-ce qu’une bonne question ? Et que font les bonnes questions ? Je me suis alors demandé : comment pourrais-je partager cela avec vous, dans le temps qui m’est imparti, et dans les conditions d’une traduction consécutive ? Je me tourmentais à ce sujet lorsque j’ai eu une réunion en ligne avec mes collègues d’Encuentros Prácticas Narrativas.
De cette conversation est née l’idée que Susana interpréterait mon récit en espagnol, comme mon double. Je peux vous assurer que la version de Susana aura sans doute plus de duende que la mienne… et je lui suis profondément reconnaissant d’avoir eu le courage et l’envie de s’engager dans cette aventure commune. La traduction permet une forme de connaissance très particulière de l’auteur… et Susana possède cette connaissance-là.
Je vais donc à présent lui céder la parole…
Note du Traducteur : À ce moment-là de la conférence, c’est Susana qui va lire en espagnol l’ensemble du dialogue entre David et Justin et ses parents. Je ne vais pas reproduire ici la totalité de cette conversation, cette vidéo a été beaucoup visionnée dans le cadre des séminaires d’affûtage de questions que j'ai enseignés pendant plusieurs années à la Fabrique Narrative. Si vous souhaitez avoir le script intégral de la conversation, il est possible de me le demander via la Fabrique Narrative.
En résumé : Dans cet échange, David engage Justin dans une conversation vivante et imagée pour l’amener à reconsidérer sa relation externalisée avec l’asthme. Il utilise des métaphores sportives – un match de foot contre l’asthme – et des exemples concrets pour souligner que la dépendance excessive aux parents (à qui sont délégués 70 à 90 % de la surveillance des symptômes) affaiblit sa capacité à se défendre lui-même. Petit à petit, il l’amène à reconnaître qu’il possède déjà des ressources physiques et mentales : des poumons étonnamment solides, un esprit capable de se concentrer et même la faculté – déjà démontrée par le passé – de réduire ou provoquer ses symptômes selon sa volonté.
Le cœur de la conversation consiste à inverser la dynamique : passer de “laisser gagner l’équipe de l’asthme” à “jouer pour soi et marquer des buts contre l’asthme”. L’évocation d’un pari réussi dans le passé – un an et demi sans crise – sert de preuve qu’il peut gagner. David met également l’accent sur la nécessité de développer son autonomie : fortifier ses poumons et son esprit, s’entraîner comme un sportif, et trouver des stratégies pour moins dépendre de ses parents dans la gestion quotidienne de la maladie.
Enfin, l’échange se termine sur une proposition concrète : contre une récompense symbolique, Justin devra enquêter sur ses propres succès passés et enseigner à d’autres enfants comment il a réussi à tenir l’asthme en échec. La conversation transforme ainsi un problème médical en un défi personnel motivant, centré sur les compétences, la responsabilité et la fierté de pouvoir partager son savoir-faire.
Par contre, la partie suivante de la conférence est inédite en français, dans la mesure où David raconte la suite de ce processus thérapeutique, c’est-à-dire la façon dont il s’y est pris pour faire en sorte que Justin retrouve sa compétence à maîtriser ses crises d’asthme, une compétence qu’il avait développée à 12 ans et oubliée à 16.
Reprise de la conférence de David :
Nous en sommes à environ vingt minutes du deuxième entretien. Et malgré les meilleurs efforts de chacun pour développer une description de la respiration de Justin, et pour évoquer comment il avait connu une période remarquable d’un an et demi « sans asthme », nous nous retrouvions tous à peiner à trouver la moindre forme d’expression précise.
NOUS N’AVIONS SIMPLEMENT PAS LE VOCABULAIRE.
J’ai alors tenté quelque chose de complètement différent, comme vous allez le découvrir…
DE : Et si on essayait ceci ? Mes questions vont te ramener quelques années en arrière. Tu garderas ton intelligence de jeune homme de seize ans. Mais tu auras un souvenir de douze ans. Ça te va ?
J : Ouais.
DE : Et pour vous, ça va ? [s’adressant aux parents]
Parents : Oui.
DE : Bon, ce serait sans doute mieux si tu fermais les yeux. Comme ça, tu peux couper d’ici et replonger dans tes souvenirs. D’accord ?
J : Oui.
DE : Ok. Ok. Ok… Je me demandais si tu pouvais imaginer avoir un téléviseur dans ta tête, d’accord ? C’est un écran couleur ou noir et blanc ? Dis-moi juste lequel c’est.
J : Mmm… couleur.
DE : Donc, sur ton écran couleur, j’aimerais que tu voies un garçon, d’accord ? Ah… c’est un garçon de douze ans, presque treize. Tu le vois, ce garçon sur l’écran ? Il te ressemble beaucoup, mais avec quatre ans de moins. Je sais aussi quelque chose sur ce garçon que tu sais sûrement aussi : il a un vrai problème d’asthme. C’est très, très pénible pour lui et ça peut rendre sa vie assez misérable. Mais c’est le genre de garçon qui a décidé de ne pas laisser ça diriger sa vie, pas vrai ?
Il te ressemble beaucoup, il a les cheveux noirs et il est un peu plus petit que la moyenne pour son âge. Mais il a de BONS POUMONS.
Et il a un ami, Robert, qui habite à côté, et sa mère à lui s’appelle Jan. Et Jan a une idée pour l’aider. Elle voit qu’il est prêt à grandir. Elle pense qu’il est peut-être prêt à reprendre le contrôle de son asthme des mains de ses parents pour le mettre dans les siennes.
N’est-ce pas ?
Elle croit tellement en lui qu’elle fait quelque chose de totalement improbable. Elle lui dit : « Justy, je te parie que le premier de nous deux qui ira à l’hôpital devra donner à l’autre 100 dollars ». Et je sais, parce que c’est une personne gentille, qu’elle devait vraiment croire dans le Justin de douze ans. Sinon, ce serait comme voler l’argent d’un enfant si elle pensait que tu n’y arriverais pas. Elle devait savoir que tu pouvais le faire !
Alors… tu le vois, ce garçon ? C’est un jeune très déterminé et, grâce au défi de Jan, il décide de se battre contre son asthme. Et là, quelque chose de remarquable se produit. Il ne sait pas trop comment il y est arrivé. Mais ce qui se passe, c’est que, quand il commence à siffler en respirant… il arrête de siffler. Et, pendant toute cette période, à douze ans puis à treize ans, Justin arrête de siffler.
Maintenant, le Justin de seize ans réfléchit à ça et dit au Justin de douze ans, dont l’image apparaît sur l’écran : « Regarde, regarde, je suis dans le pétrin. Je suis en difficulté, mon moi plus jeune, et je sais qu’à douze et treize ans, tu as résolu mon problème. J’ai vraiment besoin de résoudre ce problème maintenant parce que je suis en danger. Je croyais que ça continuerait, mais voilà que j’ai des ennuis. Alors, peux-tu me dire comment tu faisais pour arrêter de siffler ? »
Et le Justin de douze ans réfléchit et répond : « Ben, je sais pas trop. J’ai juste appris, en quelque sorte… et je suppose que les 100 dollars ont aidé, mais… je sais pas. Je l’ai juste fait. »
Le Justin de seize ans répond : « Ouais, ouais, je te vois sur l’écran ! Mais je suis dans le pétrin et j’aimerais savoir comment faire ça. Tu peux juste me dire quelles compétences tu as utilisées, ou quel genre de respiration tu faisais, ou à quoi tu pensais ? »
Et le Justin de douze ans dit : « Ben, je sais pas vraiment. »
Alors le Justin de seize ans dit : « Écoute, je suis un peu désespéré, là. J’ai vraiment besoin de ça. On m’a fait venir en avion jusqu’à Auckland parce qu’ils s’inquiètent pour moi ! Tu pourrais juste me le rappeler ? »
Et le Justin de douze ans répond : « J’aimerais bien. Je vois que tu es en difficulté. J’ai envie d’aider le moi qui fait encore partie de moi. Mais… j’ai l’impression d’avoir oublié. Et je sais pas trop quoi faire pour ça. »
Le Justin de seize ans : « Écoute ! Je suis encore plus désespéré maintenant ! J’ai vraiment, vraiment besoin que tu me le dises… s’il te plaît ! »
Et le Justin de douze ans répond : « Eh bien… je ne m’en souviens pas, mais… et si je me mettais à avoir un peu de mal à respirer ? Imagine que je commence à siffler, et là… je verrai ce que je fais. »
Et le Justin de douze ans accepte. Alors il se met à réfléchir très, très fort au fait de siffler, d’avoir la respiration sifflante, tu vois ? Et même à penser à certaines choses qui le rendaient vraiment sifflant. Qu’est-ce qui, à l’époque, le rendait sifflant ?
MÈRE : Il y a une petite plante chez les voisins. Quand il passe devant, il éternue toujours.
DE : Ok, tu peux imaginer le Justin de douze ans et lui dire d’aller près de cette plante, de se rendre sifflant et éternuant ? Je sais que tu ne ferais pas ça en vrai, mais… qu’il aille tout près, vraiment tout près, et qu’il inspire profondément. Tu peux faire ça dans ton imagination ?
JUSTIN : [Inspire profondément]
DE : Ok, est-ce que ça rend le Justin de douze ans plus éternuant ou sifflant ? Je ne le vois pas d’ici. Tu peux juste me dire s’il commence à siffler plus ? Tu le vois ?
J : Mmm… oui.
DE : Un peu sifflant, un peu serré ? Est-ce qu’il fait ce bruit — ce bruit de vieux portail rouillé ? Tu peux l’entendre sur l’écran ?
J : Plus ou moins…
DE : Ok… Eh bien maintenant qu’il commence à être un peu sifflant, tu peux juste lui dire : « Écoute, tu pourrais inspirer un peu plus profondément cette fleur ? Juste pour moi, juste dans ton imagination ? »
Quand le Justin de seize ans pense que le Justin de douze ans est assez sifflant, peux-tu lui dire dans ta tête… juste lui dire d’arrêter. D’arrêter le sifflement.
(Un moment passe)
DE : Tu lui as dit de lancer son programme anti-sifflement là-dessus ?
J : Ouais…
DE : Ok, maintenant observe… ok, il faut que tu observes très, très attentivement ! Qu’est-ce qu’il est en train de faire ? Qu’est-ce qu’il fait ? Entre vraiment dans son esprit. Entre vraiment dans son corps, parce qu’il fait aussi partie de toi. C’est le toi de douze ans, entre vraiment en lui. Tu n’es pas obligé de mettre des mots dessus. Tu peux juste respirer comme lui, ou faire quoi que ce soit de semblable, juste pour que tu puisses nous montrer ce qu’il est en train de faire.
Quand tu penses qu’il est revenu à la normale, fais-le nous savoir. Il est revenu à la normale ?
J : Ouais.
(DIT EN CONCLUANT CE QUE NOUS AVONS TOUS OBSERVÉ)
Nous avons vu Justin interrompre une crise d’asthme en stoppant le sifflement sous nos yeux. Nous avons, d’une certaine façon, assisté à un miracle. Il avait peut-être sauvé sa vie à cet instant précis — et rendu possible le fait de le refaire à l’avenir.
DE : Peut-être que ce serait mieux de nous le montrer, parce que c’est difficile de décrire ta respiration, non ? Qu’a fait le Justin de douze ans ? Comment a-t-il respiré ? Continue de regarder pour que tu puisses encore voir… Montre-nous par ta respiration.
J : Il y a comme un bruissement dans la gorge. Ouais… ma bouche est serrée. Hum… tout est tendu et ma poitrine, c’est comme si on l’avait pressée très fort, et j’écoutais un peu ma poitrine ou quelque chose comme ça… (il peine à trouver le vocabulaire pour exprimer ces sensations physiques).
DE : Franchement, ça vaut 50 dollars, je te le dis ! Qu’a fait le Justin de douze ans pour retrouver une respiration claire et calme, détendue ? Qu’a-t-il fait ?
J : Eh bien… il est juste parti essayer de se détendre. Il a essayé de ralentir sa respiration autant qu’il pouvait…
DE : Ralentir sa respiration… Mmmm… Tu sais, je pouvais vraiment te voir faire ça ?
(Justin sourit avec fierté)
DE : Quand c’était difficile, comment a-t-il fait pour continuer et s’assurer de le faire ?
J : Il l’a fait encore et encore.
DE : Encore et encore, avec persistance. Il n’a pas arrêté. Combien de temps a-t-il fallu avant qu’il ralentisse sa respiration jusqu’à ce qu’elle devienne normale, détendue ?
J : Dix minutes.
DE : Dix minutes ! Seulement dix minutes ! Eh bien, c’est plutôt bien, tu ne trouves pas ? Est-ce que tu étais fier de ton ancien toi ?
J : Ouais.
DE : Et quand le Justin de seize ans regardait le Justin de douze ans faire ça, est-ce que tu te sentais un peu fier de lui pour avoir réussi ?
J : Mmm… ouais.
DE : Parce que c’est pas mal d’autonomie, non ? Et est-ce que tu savais que le Justin de douze ans pouvait détendre sa respiration tout seul ? Ou est-ce que tu viens juste de le découvrir ?
J : (avec un certain enthousiasme) Je viens juste de le découvrir.
DE : Bien. Donc maintenant, le Justin de seize ans sait qu’il y a une histoire, n’est-ce pas ? Une histoire de résistance à l’asthme, d’apprentissage de moyens pour le surmonter, le gérer et diriger sa propre vie. C’est plutôt bien, non ? Tu trouves que c’est un peu héroïque ?
J : Ouais. (avec un peu d’excitation)
DE : Tu pourrais montrer à ta mère et à ton père, et à moi, comment le Justin de douze ans respire ? Tu pourrais montrer, quand il combat l’asthme, comment il respire ?
Justin rejoua la scène, et cette fois, avec son accord, je pris la main de son père pour la poser sur la poitrine de son fils, afin qu’il sente comment celui-ci contrôlait l’apparition du sifflement. Cela eut la profondeur d’un rituel laïque.
Ce fut une joie pour moi de voir, sur le visage de Tim, l’expression mêlée de curiosité et de soulagement… puis sur le visage de Julie, quand ce fut son tour. Ce sont là des souvenirs inoubliables pour moi.
DE : Bien. Ok. Tu viens de regarder un personnage plutôt intéressant à la télévision, n’est-ce pas ? Ce personnage à l’écran, c’est le Justin de douze ans… douze ans, presque treize. Ce garçon avait beaucoup de force, beaucoup de puissance, beaucoup de compétence et beaucoup de savoir. Le seul problème, c’est qu’il ne savait pas qu’il savait.
Ce qui est formidable, maintenant, c’est qu’il sait ce qu’il savait. Parce qu’en réalité, nous n’oublions jamais rien qui mérite d’être retenu. Cela se range simplement quelque part, comme dans une bibliothèque.
Cette façon de respirer, cette approche… elle est là, et tu peux la rappeler, la pratiquer, l’apprécier, l’honorer — et aussi être fier des capacités que tu avais, que tu peux retrouver, mais que tu avais simplement un peu oubliées. Tu peux toujours les ressortir quand tu le veux.
Mais il pourrait être utile, dans les prochains jours, de t’entraîner à nouveau. Tout ce que tu as à faire, c’est te rappeler le garçon de douze ou treize ans que tu étais — et qui est encore en partie toi, pratiquement la même personne.
Quand tu ouvriras les yeux… tu auras un grand sourire sur le visage, d’accord ? Alors, quand tu veux, tu peux juste ouvrir les yeux.
En fait, nous avons partagé la joie de cette expérience, que chacun de nous a vécue intensément.
***
Pour la première génération de la thérapie narrative — que je situe entre 1985 et 2005 — la plupart des personnes se formaient à la pratique narrative d’une manière très particulière, une manière qui n’est aujourd’hui plus possible. Cette tradition pédagogique s’appelait un « intensif »… La plupart du temps, un intensif se déroulait sur une semaine à Adélaide, à Auckland ou ailleurs dans le monde. Ce qui caractérisait ce type de formation, c’était la tenue d’entretiens en direct, ou le visionnage de vidéos d’entretiens en direct. Michael avait trouvé des moyens, notamment ce qu’il appelait les pratiques de témoin extérieur (outsider witnessing), pour immerger les étudiant·es dans l’entretien, afin de contrer la tendance traditionnelle à « juger » les personnes. Ces modes d’exploration innovants étaient implicites et, avec le recul, je me rends compte que je ne me souviens pas d’une réflexion approfondie sur les questions elles-mêmes. Ou, pour le dire comme je le formule aujourd’hui : qu’est-ce qu’une bonne question ? Et que fait une bonne question ?
C’est dans cette optique que j’ai poursuivi avec diligence, sur une période de plus de cinq ans, une co-recherche informelle. J’y fus poussé par un participant d’atelier qui me reprocha de ne pas expliquer les intentions de mes questions. J’avoue qu’avant ce moment précis, je croyais naïvement qu’il suffisait d’entendre une question pour, en quelque sorte, se l’approprier. J’ai pris cette critique très au sérieux et décidé de reconsidérer la manière dont on apprend et dont on enseigne ce que j’en suis venu à appeler l’artisanat et l’art de l’exploration narrative (the craft and art of narrative therapy inquiry).
De temps à autre — et de plus en plus souvent avec le temps — après avoir posé une question précise, mon répondant (à partir de maintenant, je dirai « répondant » plutôt que « client ») clignait des yeux, esquissait un sourire pour lui-même, secouait légèrement la tête et disait spontanément : « C’est une bonne question ! ». J’ai aussi observé que, face à une telle « bonne question », les personnes prenaient plus de temps pour répondre, semblaient parfois plongées dans leurs pensées, et que leurs réponses étaient généralement plus profondes et plus complètes que ce à quoi je m’attendais.
Pour en apprendre davantage sur ces remarques, j’ai décidé de les traquer avec zèle. Comment ai-je procédé ? Je notais immédiatement cette « bonne question » dans mon carnet. À la fin de la séance (je laissais toujours une demi-heure entre deux séances), je demandais à mes répondants : « J’essaie d’apprendre à poser de “bonnes questions” et vous en avez identifié une (ou deux) au cours de notre conversation aujourd’hui. Auriez-vous quelques minutes pour m’expliquer pourquoi vous avez trouvé que “X” (et je lisais la question) était une “bonne question” ? » Sauf en cas d’urgence, tout le monde acceptait avec plaisir cette discussion, et semblait aussi intrigué que moi par cette recherche. Je n’ai pas comptabilisé ces conversations, mais je les estimerais à bien plus de 500, peut-être 1000, sur cette période. Et, dans mes moments libres, j’étudiais ces « bonnes questions » et m’exerçais à les formuler dans des situations imaginées avec d’autres clients.
J’ai découvert que mes clients reconnaissaient quatre manières principales de qualifier une question de « bonne » et j’ai choisi de les restituer dans leurs propres mots :
« Une bonne question naît d’une curiosité urgente », comme l’a dit un participant. Cela s’oppose, bien sûr, à la « curiosité oisive ». Et je soupçonnais qu’il visait ici les questions prescrites, standardisées, sans aucune vitalité… incapables de susciter le moindre enthousiasme sur ce que la conversation pourrait rendre possible ou imaginable. Plusieurs personnes m’ont dit que cette curiosité « ne peut pas être feinte ». Elle est inscrite dans l’âme même de la question. Lors d’un atelier de deux jours à Salamanque, en Espagne, en 2017, plus de 200 participants ont été invités à évaluer des transcriptions de mes questions : devaient-elles, selon eux, être qualifiées de duende ? Résultat : 17 % de mes questions furent jugées porteuses de duende. Ce que j’en retiens : une bonne question naît de l’humanité profonde de celui qui la pose, et non d’un manuel.
« Une bonne question est au-delà de ce que j’ai pensé jusque-là, mais reste à ma portée ».
La conversation thérapeutique a, d’une certaine manière, « son propre esprit ». Les interlocuteurs s’y fondent dans ce que Michael appelait « le mode subjonctif » : ce qui pourrait être possible, ce qui pourrait être imaginable. La question dépasse alors la manière habituelle de penser ses préoccupations… mais reste accessible à partir de là où en est la conversation.« Une bonne question, c’est comme donner un os à un chien : on le ronge encore et encore ».
Elle ne s’évanouit pas tout de suite, elle continue de travailler en nous, d’alimenter otre imagination.« Une bonne question me fait pressentir qu’elle recèle une surprise, juste après le prochain tournant ».
Ces formulations, je les ai gardées telles quelles : c’est ainsi que je les ai le mieux étudiées.
Une autre chose : ces questions cherchent à mettre en lumière ce que j’appelle la « singularité » du répondant — son caractère unique, ses particularités, ses distinctions fines. Michael, citant l’anthropologue Clifford Geertz, parlait à ce propos de descriptions « minces » (thin) et « épaisses » (thick). Une bonne question, selon moi, nous amène au cœur même de l’histoire : là d’où elle vient et là où elle pourrait aller.
Enfin, j’aimerais mentionner un exercice fréquent en formation : je demandais aux participants d’imaginer « la prochaine question » pendant cinq minutes, puis j’en choisissais trois pour les soumettre à la personne interviewée. Je lui demandais ensuite pourquoi elle avait préféré l’une plutôt que les deux autres. Souvent, la réponse tenait « aux mots », « à la formulation », « à la façon de dire ». Autrement dit : à l’esthétique, à la poétique de la question — sa beauté, son duende, sa profonde humanité.
1 Cet article est disponible en français, traduit en postface de l'ouvrage « Comment rétrécir un dragon sans se brûler les sourcils », Pierre Blanc-Sahnoun, Interéditions, 2024.