Number our days - Barbara Myerhoff
Arkadiusz Koselak-Marechal livre ici une très belle fiche de lecture du livre de Barbara Myerhoff, Number Our Days. En réalité, il s’agit plus d’une analyse de l’œuvre que d’une fiche de lecture, une analyse et une réflexion autour des liens entre les travaux de Bruner, de Myerhoff et de White. C’est un travail très important pour nous tous car ce livre n’est pas traduit en français. Les personnes qui se sont formées avec Arkadiusz à Bordeaux ne seront, je suppose, pas étonnées de le retrouver sur ce terrain ! Après le souci remarquable que Fabrice Aimetti avait eu de « wikipédier » Barbara en français (je ne sais pas ce qu’elle penserait du fait d’être « wikipédiée » !), je voudrais chaleureusement remercier Arkadiusz de participer, avec son talent bien à lui, à l’enrichissement de nos fonds documentaires francophones. Nous en voulons encore ! - Catherine Mengelle
Barbara MYERHOFF, 1987, Number Our Days.
Barbara Myerhoff (1935-1985) était une anthropologiste américaine. Elle a effectué deux études majeures, la première faisait l’objet de sa thèse de doctorat et portait sur les rituels des indiens Huichol. Elle a été publiée sous le titre Peyote Hunt: The Sacred Journey of the Huichol Indians (Cornell University Press). La seconde concernait la communauté des personnes âgées juives regroupées autour du Levin Center à Venice en Californie. Cette étude a donné lieu à un film Number our days qui a reçu un Oscar dans la catégorie du court film documentaire et à un ouvrage portant le même titre. À sa sortie, l’ouvrage de Myerhoff n’a pas provoqué d’émulation et peu de comptes-rendus ont été faits, probablement du fait que certains choix méthodologiques de Myerhoff seraient discutables du point de vue anthropologique. Mais la manière d’écouter, de restituer et d’analyser les histoires de la communauté de Levin Center de Barbara Myerhoff permet de comprendre pourquoi Michael White place son œuvre parmi les inspirations des pratiques narratives.
Number our days est un livre d’histoires (storytellings) aussi bien individuelles, comme celle de Basha, Shmuel, Kominsky, entre autres, que collectives, celle de la communauté du Levin Center et du peuple juif ashkénaze ayant dû fuir l’Europe de l’Est. Les identités individuelles s’inscrivent dans les identités collectives, s’enrichissant mutuellement. Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, intitulé « Le fils et l’aiguille : la vie et la mort d'un tailleur », Myerhoff montre, en rapportant l’histoire de Shmuel, qu’il peut y avoir d’autres couches identitaires. L’histoire de Shmuel, c’est une histoire individuelle entremêlée dans l’histoire du peuple juif ashkénaze, un voyage à travers les pays et les langues. Shmuel a des doutes sur la valeur de ce qu’il peut raconter, la façon dont il peut le raconter et globalement sur le sens de la mise en récit de l’histoire. En étant tailleur, il conclut qu’il aurait mieux fait de faire un manteau à Myerhoff : « Je pourrais faire plus avec l’aiguille et le fils qu’avec les mots ». Il y a ici l’idée de fusion entre l’identité professionnelle et l’identité personnelle, le métier devient une caractéristique essentielle de la personne.
Chapitre après chapitre, le lecteur fait connaissance avec les personnages et avec la communauté dans laquelle ils évoluent. Dans chaque chapitre, on trouve des transcriptions des histoires et une analyse anthropologique. Dans les multiples histoires, individuelles et collectives, les deux étant le plus souvent indissociables, la langue a beaucoup d’importance, il y a l’idée de Yiddishkeit qui comprend également la dimension linguistique. En effet, selon certains membres de la communauté étudiée par Myerhoff, il est nécessaire de comprendre le Yiddish pour pouvoir comprendre les Juifs. Les membres de la communauté parlent anglais, mais lorsque les discussions éveillent une dimension affective, ils passent au Yiddish. L’approche de Myerhoff est anthropologique, non-interventionnelle, mais lorsque l’on lit son ouvrage, on trouve des éléments de l’histoire collective qui pourraient être déconstruits en tant que contexte.
Number our days est préfacé par Victor Turner, de qui Barbara Myerhoff s’inspire dans son approche anthropologique, notamment en ce qui concerne le concept de social drama duquel elle dérive le concept de cérémonies définitionnelles repris par M. White. Turner, en commentant le travail de Myerhoff, insiste sur une idée importante de l’approche narrative, l’exoticisation de l’ordinaire : « On peut constater que le familier s’est trouvé exoticisé ; nous le voyons avec un nouveau regard. L’ordinaire est devenu merveilleux. Ce qui était tenu pour acquis, a maintenant le pouvoir d’éveiller notre imagination scientifique »[1]. B. Myerhoff a en effet une écoute particulièrement attentive qui amène à interroger les histoires. Bien qu’elle soit juive elle-même, elle ne partage pas la même culture que les personnes qu’elle étudie. Une des personnes du Levin Center, Shmuel, exprime d’ailleurs des doutes quant à la possibilité de Myerhoff de comprendre les histoires racontées, considérant que pour cela, il faut partager le même destin.
L’idée de réciprocité apparaît dès le début de l’ouvrage : les personnes étudiées sont d’accord pour donner leurs histoires mais s’interrogent sur ce que Myerhoff pourrait leur donner en échange. Cette idée du don d’histoire apparaît par ailleurs à plusieurs reprises dans l’ouvrage. Par exemple, lorsque Myerhoff demande à Hannah, mourante, de lui raconter à nouveau une histoire qu’elle-même raconte à son fils, parce qu’elle a oublié la fin, celle-ci lui répond : « Je te la donne à nouveau, tu peux la lui donner ».
Myerhoff note quelques caractéristiques de la communauté dont : la passion pour la recherche du sens, la culpabilité des survivants, l’affinité pour ce qui est rituel en lien avec le judaïsme. Elle considère que les rituels et les cérémonies sont des miroirs culturels qui permettent de se voir, mais également, et peut-être surtout, d’être vu et de s’assurer de sa propre existence. Il s’agit là, d’une des idées majeures qui ressortent de l’ouvrage. Les enfants des membres de la communauté de Levin Center sont relativement absents, ils n’assurent pas le rôle normal de la génération qui suit, d’être les témoins de l’existence de leurs parents. Et comme la notion du témoin est importante, les membres des communautés deviennent témoins les uns des autres. Mais, comme l’observe Myerhoff, ils ne sont pas nécessairement habitués à s’écouter, ils recherchent plutôt une audience pour raconter leurs histoires et parfois, les faire également valider. L’idée de l’invisibilité est fondamentale dans l’ouvrage de Myerhoff. L’invisibilité au monde, mais aussi, parfois, l’invisibilité à soi-même. On revient sur le besoin de contact humain, mais pas seulement en tant que relation, mais aussi comme preuve de sa propre existence : besoin d’être sûr que quelqu’un les as vus, que leur vie n’était pas uniquement un rêve et qu’ils sont toujours vivants. Myerhoff parle de la « faim d’être vu ». Les membres de la communauté sont en quête de cette réassurance, mais aussi pour certains d’entre eux, dans une quête de laisser des traces de leurs histoires. C’est en lien avec cette invisibilité que Myerhoff aborde le concept de cérémonie définitionnelle que White reprend ensuite. La cérémonie définitionnelle est en lien avec « social drama » de Turner. Pour Myerhoff, la cérémonie de Graduation-Siyum organisée dans le Levin Center, en plus d’être un « social drama » au sens de Turner, était aussi une cérémonie définitionnelle dans la mesure où les membres de la communauté, dans leur opposition au personnage controversé de l’organisateur, Kominsky, ont pu affirmer leurs croyances, leurs liens mutuels. Ils ont également pu éclaircir leur compréhension de leur propre identité. Il s’agit bien là d’une définition qui prend sa source dans la différence. La différence oblige à définir en quoi nous ne sommes pas les mêmes et donc à réfléchir sur notre identité et la conscientiser. L’opposition commune permet également de resserrer les liens en se retrouvant dans la différence commune. Notons que la cérémonie de Graduation-Siyum comprenait une remise de diplôme à chaque participant.
L’identification négative a été mise en évidence par Myerhoff également au cours d’un autre évènement organisé par le directeur de Levin Center : la psychothérapie du groupe. Ici aussi, les personnes se définissaient par rapport à leurs différences avec les autres. Et les autres étaient souvent considérés comme faibles, pathétiques et seuls. Myerhoff considère que cette psychothérapie groupale constituait également un drame social et une cérémonie définitionnelle par rapport aux identités individuelles, mais permet également de renforcer le groupe en le rendant plus cohérent et en affirmant des valeurs communes.
Myerhoff décrit également le processus de construction identitaire à travers l’écriture autobiographique de Jacob et son analyse nous rapproche des pratiques narratives. Pour elle, en parlant de lui, Jacob élabore un mythe, un conte moral sur lui-même, il construit son soi. Cette construction passe nécessairement par la conscience de soi et une auto-analyse. Jacob est un être humain sensible se sachant être. La démarche autobiographique de Jacob sert donc également ainsi du miroir qui lui permet de s’assurer de son existence. Mais ce n’est pas suffisant et les divers rituels performés au Centre servent d’aide pour cette affirmation de soi et les autres-miroirs sont nécessaires même lorsqu’il s’agit d’une prise de conscience à travers un travail autobiographique.
Une autre histoire rapportée par Myerhoff, celle de Sofie, nous montre comment l’identité individuelle peut se diluer dans l’identité culturelle collective. Sofie est une femme dont on sait peu de choses, on ne sait même pas quand précisément elle est née. Pour célébrer son anniversaire, a été choisie la fête religieuse la plus proche de sa date supposée de naissance. L’identité religieuse prend ici le dessus sur l’identité personnelle.
Barbara Myerhoff a reçu un prix pour son travail et lorsqu’elle l’a présenté à la communauté de Levin Center, plusieurs personnes ont considéré que ce prix leur revenait dans la mesure où il s’agissait de leurs histoires. Myerhoff a été d’accord avec cela, même si Shmuel pensait qu’en faisant cela, Myerhoff encourageait les fantasmes de l’importance qu’elles avaient.
« Number our days » est un ouvrage inspirant pour les pratiques narratives et on peut aisément identifier les idées que M. White a reprises, notamment celle de la cérémonie définitionnelle, même si elle n’a pas tout à fait le même sens chez Myerhoff où elle procède davantage d’une identification par opposition. Parmi d’autres éléments, on retrouve les pluralités des histoires, l’entremêlement de l’individuel et du collectif, du contexte pouvant être déconstruit. Il y a bien évidemment aussi l’idée narrative principale : notre identité est ce que nous nous racontons. Et il y a aussi cette idée majeure que si personne n’écoute nos histoires, on ne peut pas savoir si on peut les considérer comme « vraies ». Celui qui nous écoute, qu’il soit ou pas praticien narratif, est un miroir qui permet de valider nos histoires mais aussi, tout simplement, d’y voir plus clair.
[1] Traduction libre.