Les contrées narratives de l’intelligence collective
Rime Louhaichi, coach et facilitatrice en Intelligence Collective, nous propose ici la transcription d'une conférence qu'elle avait donnée dans le cadre des soirées narratives d'Andrée Zérah au Forum 104 à Paris. Je n'étais pas présente car je vis à Bordeaux et je suis donc très heureuse de découvrir ici les idées qu'elle y avait développées. C'est un travail très référencé et intelligent, qui "fourmille" d'exemples extrêmement pertinents nous ouvrant des perspectives majeures pour l'époque agitée que nous vivons.
Je retiens en particulier l'idée de "désinvestir le pouvoir pour distribuer de la puissance" et "d'abandonner les petites parcelles de son ego limité qui cherche à en préserver les clôtures" ou encore la façon que je trouve essentielle dont Rime replace l'être humain au sein du vivant plus largement. J'espère que vous éprouverez autant d'intérêt que moi à cette lecture et que ceux et celles qui ont assisté à la conférence auront plaisir à se replonger dans l'expérience vécue ce soir-là. Mais place à Rime !
Catherine Mengelle
En tant qu’animaux sociaux, nos vies se déroulent au sein de collectifs : couple, famille, communautés, associations, organisations, états... C’est aussi une idée chère à l’approche narrative. Nous ne sommes pas des êtres isolés de notre environnement ni de nos contextes socio-culturels.
Quand on s’interroge sur les modes de fonctionnement de ces collectifs, on en fait le plus souvent un bilan mitigé. Il y a les instants de joie, les connexions fortes, les expériences nourrissantes. Il y a tout autant les moments de frustration, les débats stériles, les bureaucraties aliénantes, les inégalités douloureuses, l’inertie de notre société face à un défi écologique d’envergure.
Nous sommes certainement nombreux à partager les analyses de Peter Senge (La cinquième discipline) qui nous dit : « Nous faisons face à des problèmes pour lesquels les organisations dominantes, autoritaires et hiérarchiques sont inadéquates ». En résumé, nous parlons là de toutes les sources de pouvoir, d’oppression et de domination possibles.
Afin de mieux cerner les contours de l’intelligence collective et son tissage avec l’approche narrative, il me semble nécessaire de démarrer par la notion de pouvoir moderne chère à Foucault et Deleuze, dont s’est beaucoup inspiré Michael White pour le courant narratif.
Nous verrons ainsi en quoi il est primordial de déconstruire les discours dominants de ces instances qui exercent du pouvoir et influencent nos expériences, au profit de l’épaississement d’histoires alternatives de solidarité, d’entraide et de coopération, méconnues par la plupart d’entre nous.
Nous aborderons enfin ce qu’est l’intelligence collective, ses principes fondateurs afin de favoriser l’émergence d’un dialogue et la création d’imaginaires constructifs, d’identités renouvelées et de communautés résilientes.
Alors, découvrons de nouveaux paysages et surtout, apprenons à percevoir avec des sens plus affutés. Ce qui est bruit pour un esprit non préparé devient signal riche de sens pour celui qui sait entendre.
1. LE POUVOIR MODERNE, SYMBOLE DE NOTRE ALIÉNATION
Quand on parle de pouvoir, il m’est impossible de ne pas évoquer la pensée de Foucault qui cherche, dit- il, à « faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous- mêmes qu’à cause de cela nous ne le percevons pas ».
Évoquer Foucault, c’est immédiatement songer à l’ouvrage le plus emblématique de sa pensée: Surveiller et punir, paru en 1975. Michel Foucault y décrit la prison, le supplice, et s’intéresse particulièrement aux questions de contrôle et de discipline. Il dresse un constat essentiel à sa réflexion : là où les dynamiques de punition ont été, depuis le XVIe siècle, un moyen pour le pouvoir d’être visible, elles tendent peu à peu à s’inverser.
Dans Surveiller et punir, le philosophe consacre tout un chapitre au panoptique, cette invention de Jeremy Bentham, philosophe et réformateur britannique, dont le principe est le suivant : le panoptique est une tour centrale dans laquelle se trouve un surveillant, autour de cette tour des cellules sont disposées en cercle. La lumière entre du côté du prisonnier, et le surveillant peut ainsi le voir se découper en ombre chinoise dans sa cellule. Il sait si le détenu est présent ou non, ce qu’il fait ou ne fait pas. À l’inverse, le surveillant étant invisible, le prisonnier ignore s’il est surveillé ou non.
L’essentiel, c’est que l’on se sache surveillé.
C’est cette idée que s’approprie Alain Damasio dans son premier roman d’anticipation, La Zone du Dehors, où il crée une société dystopique nommée Cerclon et où il extrapole le concept de panoptique décrit par Michel Foucault. Au coeur du problème : la mutation d’un régime de pouvoir, qui s’étend bien au-delà de la prison.
« Ce que Foucault sent, c’est que le pouvoir va devoir procéder autrement, beaucoup plus souplement, insidieusement, et en faisant une sorte d’échange : on troque une partie de notre liberté au nom d’une vie plus fluide. Il anticipe le fait qu’on passe d’un régime disciplinaire à un régime plus normatif », explique-t- il.
Nous sommes aujourd’hui bien plus soucieux de notre sécurité que de notre liberté. La liberté est devenue un concept moins désirable. Le contrôle généralisé a créé une prison sans murs. Les GPS, smartphones sont devenus nos nouveaux colliers électroniques. Le panoptique ne se cantonne plus à la prison, il est maintenant disséminé dans toutes les strates de la société. Avec les caméras de surveillance, nous sommes constamment vus mais nous ne savons pas qui nous regarde ni quand. Ce que Foucault, Deleuze et d’autres philosophes n’ont pu anticiper, c’est l’importance de l’essor des technologies et de l’impact sur le panoptique. Internet, les smartphones, induisent une nouvelle forme de contrôle, plus horizontale. Ce n’est plus un pouvoir vertical qui observe la population : chacun peut potentiellement observer son voisin.
Ce qu’il est important de retenir, c’est l’idée d’un glissement d’un pouvoir répressif au profit d’un pouvoir normatif.
Michael White explique que le sentiment qu’ont parfois les gens d’être en échec provient souvent des efforts qu’ils font pour se conformer à la norme sans y arriver.
Les nouveaux régimes de pouvoir produisent des vérités, des histoires dominantes voire uniques, sous- couches à partir desquelles on va déterminer ce qui est vrai ou non, ce qui est acceptable ou inacceptable, ce qui est « normal » et ce qui ne l’est pas.
2. LA CONSTRUCTION DU DISCOURS COMME ORIGINE ET FINALITÉ DU POUVOIR
Les histoires sont souvent associées à la notion de pouvoir. Les discours servent des intérêts et sont toujours au service du pouvoir nous partage Michael White. Chaque pays, chaque organisation, chaque famille raconte, de son Histoire comme de toutes les histoires, la version qui l’arrange. Certains faits marquants seront engloutis à tout jamais dans le silence et d’autres deviennent des fictions officielles et seront inlassablement enseignées.
Quelle est la « véritable » histoire de votre famille, de votre pays ? Vous n’en savez probablement pas grand-chose et c’est bien normal. Nous sommes des êtres de fiction et pour ce faire, Nancy Huston nous partage que nous sélectionnons les faits et nous les agençons pour aboutir à une histoire qui tienne la route, un récit cohérent et souvent un récit unique, linéaire avec peu de relief. Ce qu’on appelle les histoires dominantes.
Avec l’approche narrative, le questionnement portera sur une déconstruction de ces histoires dominantes en tentant d’y apporter du relief et de la perspective : qui raconte ces histoires, comment l’histoire est racontée ? À quel moment de l’histoire, l’histoire est-elle racontée ? Auprès de qui ? Combien d’histoires ? À qui cela profite-t-il de raconter cette histoire en particulier ?
« Si vous souhaitez déposséder un peuple, racontez l’histoire de ce peuple en commençant par l’histoire secondaire », Mourid Barghouti, poète palestinien.
Que serait l’histoire de l’Amérique si nous la démarrions par la vie des américains natifs plutôt que par l’arrivée des Anglais ? Que serait l’histoire d’un certain nombre d’états africains si nous démarrions le récit par l’histoire de la colonisation et de ses effets plutôt que par les histoires de corruption, d’échec, de violence, de génocides (Rwanda entre autres) ?
Dans l’approche narrative, l’idée est que nous sommes des êtres plus complexes que ce qui nous est raconté. Insister sur une histoire dominante ne fait qu’aplatir l’expérience des individus et ignorer toutes les histoires alternatives qui nous ont formés et le danger de l’histoire unique, c’est que de fait, cela devient l’histoire définitive de l’autre.
La conséquence de ces histoires uniques et dominantes, c’est qu’elles volent la dignité aux gens, qu’elles les empêchent de se considérer comme égaux en tant qu’humains, qu’elles mettent l’accent sur nos différences plutôt que sur nos ressemblances.
Prenons un moment pour lister tous les discours dominants véhiculés autour du concept de l’intelligence collective : c’est la réponse à la complexité du monde actuel, c’est un mot qui commence à être galvaudé, c’est une technique à la mode, c’est une approche de coopération, c’est nouveau, c’est la solution à tous nos problèmes...
L’écueil, c’est que beaucoup d’organisations souhaitent développer leur intelligence collective tout en continuant de poursuivre des buts extrinsèques servant les intérêts d’un petit nombre d’individus et en conservant les mêmes paradigmes à l’œuvre. Or l’intelligence collective n’est ni un mot à la mode ni une technique apparue ces trente dernières années avec des méthodologies bien précises, c’est aussi une approche multi millénaire qui se retrouve de tous temps dans nos pratiques. Et qui depuis 500 ans,continuent d’exister au sein de poches de résistances. Voyons cela de plus près ensemble.
3. ET SI UNE AUTRE HISTOIRE DE NOTRE HUMANITÉ NOUS ÉTAIT CONTÉE ?
DES COMMUNS PRIMITIFS
Contrairement à bien des discours dominants, il est avéré que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs formaient des sociétés égalitaires bien plus respectueuses que nos sociétés actuelles dans leurs modes de vie en communautés. Leurs modes de vie collectifs étaient en effet très proches du fonctionnement des autres animaux, organisés de manière organique et en auto-gestion.
Les ethno-archéologues, dont Brian Hayden, identifient la création et la valorisation de surplus comme élément déterminant la naissance de sociétés trans-égalitaires au paléolithique supérieur (45 000 – 12 000 ans avant notre ère), étapes intermédiaires avant l’apparition des chefferies.
Les signes tangibles de ces premières sociétés à élites sont l’élaboration d’objets de prestige, sans utilité fonctionnelle, l’organisation de festins pour afficher les signes d’opulence, la propriété, les mécanismes de dette, les dots, l’accès aux pouvoirs surnaturels et autres stratagèmes, sources d’asymétrie. La révolution néolithique, avec l’agriculture, produit ensuite un accroissement spectaculaire des surplus, du stockage, de la sédentarité.
Naissent alors les sociétés à chefferie, préambule aux empires, aux système féodaux, aux États et aux organisations pyramidales, des cultures organisationnelles basées sur la hiérarchie, l’asymétrie, les privilèges, l’inégalité, le patriarcat.
L’ANÉANTISSEMENT DES COMMUNS
Jusqu’au Moyen-Âge, les pratiques communautaires jouent un rôle essentiel dans nos sociétés. L’une d’elle consiste en un droit d’usage de champs, de prés, et des forêts seigneuriales ou royales au bénéfice de la communauté. Leur usage coutumier repose sur la tradition orale, les règles d’usage se transmettent par les anciens et par les femmes en particulier qui y jouent un rôle de premier plan. Ces espaces en usage partagé et autonome sont nommés « communs ».
À la fin du Moyen-Âge, les terres communales, champs et près sont appropriés, accaparés et mis en clôtures privées (enclosure), interdisant alors l’accès aux paysans. L’historien Peter Linebaugh situe précisément au début du XIIIe siècle la bascule vers une privatisation des communs.
Pour calmer la révolte des paysans anglais qui voyaient leurs droits sur les communs contestés, le roi Jean signe en 1215 la Magna Carta – centrée sur les libertés – puis en 1225, la Charte des Forêts protégeant les coutumes pratiquées dans les campagnes. La protection de cette charte ne s’est malheureusement pas révélée effective.
L’interdiction de l’accès aux communs est alors à l’origine d’une vague de création d’inégalités massives dans la société. Avec la pauvreté rurale, commence l’exode vers les centres urbains où les premières productions industrielles demandent précisément de la main d’œuvre. Les paysans entrent en servitude volontaire. L’individualisme avance d’un cran supplémentaire. Après la privatisation des communs occidentaux, le regard se tournera vers l’Amérique où la spoliation et l’esclavage amplifieront une bifurcation évolutive majeure, en direction opposée de l’intelligence collective naturelle.
AUX ORIGINES DE LA DISCRIMINATION DES FEMMES ET DU RACISME
L’anéantissement des communs déclenche des révoltes sanglantes et des répressions massives, avec les grands débuts de l’emprisonnement de masse, en Angleterre, en France, en Allemagne puis dans tous ces territoires qui se sont vus dépossédés de l’usage de leurs communs. Robin des Bois est l’archétype de ces révoltés.
Cette période marque aussi le début de la répression des femmes et de leur déclassement dans la société. Dans les familles médiévales, les femmes étaient celles qui assumaient ce rôle clé de prendre soin des communs, de prélever les bois morts, de récolter les champignons, de faire paître les animaux dans les forêts. Pour contrer leurs révoltes collectives importantes, les autorités prennent le parti de les sataniser, de diaboliser leurs pratiques ancestrales telles que l’usage des plantes en pharmacopée. C’est la grande chasse aux sorcières. Au cours du XVIIe siècle, Peter Linebaugh estime que plusieurs milliers de femmes ont été pendues ou brûlées vives. Pour Silvia Federici, cette chasse aux sorcières a créé le déclassement des femmes dans la société. Un sérieux revers pour la société et pour l’intelligence collective.
Aviez-vous conscience que la sorcière des contes n’est en réalité qu’une construction mentale responsable d’une dramatique manipulation des opinions ?
Toute la période coloniale est ensuite marquée par l’expropriation, la destruction des communs des peuples indigènes et la négation de leur identité, l’esclavagisme. C’est ainsi que s’élaborent les concepts racistes et autres représentations mentales discriminantes reçues en héritage. À titre d’exemple, en 1779, George Washington donne l’ordre au général John Sullivan d’exterminer les Iroquois. Celui-ci brûle les cultures et les maisons, arrache les vergers, massacre tous les hommes, femmes et enfants de la confédération des six nations iroquoises. Pourtant, G. Washington est nommé père de la nation par les Américains.
Dans son livre clé, La Grande Transformation, Karl Polanyi analyse l’évolution massive qui se poursuivra. Tout au long des précédents millénaires, les individus ont été liés par des communautés. Tout système économique reposait sur la réciprocité. Puis, à partir de la révolution industrielle, la production, le profit et l’accumulation de richesses deviennent les principes organisateurs de la société afin de générer toujours plus de richesse entre les mains des plus privilégiés.
UNE CONTRE-HISTOIRE CONTEMPORAINE : L’AUTOGESTION DES RESSOURCES NATURELLES
En menant une investigation large dans le monde entier, Elinor Ostrom, première femme prix Nobel d’économie, a recensé des collectifs qui ont réussi à préserver, gérer des ressources communes et perdurer des centaines d’années. Est-ce une histoire connue ? Il semblerait qu’elle fasse partie des contre-histoires à épaissir dans nos conversations...
Même si leur origine est ancestrale, Ostrom souligne que les premiers communs institués et documentés datent du début du précèdent millénaire. Dans le Valais, en Suisse, les bisses de Savièse étaient un système d’irrigation des vignes géré́ en commun depuis le XIe siècle. À la même période, à Torbel, dans les montagnes suisses, un collectif de paysans se crée pour mieux gérer et réguler collectivement l’utilisation des forêts, des alpages et des terres incultes. En Roumanie, dans les Carpates, au XVIe siècle, se forment des communautés de gestion des forts, les obstat. Il en est de même au Japon, en Afrique. Des exemples se trouvent depuis des siècles dans toutes les régions du monde.
De l’étude approfondie de ces centaines de communs, Elinor Ostrom découvre que ces collectifs résilients fonctionnent selon des principes de gouvernance bien spécifiques – en lien avec les fondements de l’intelligence collective.
4. LES FONDEMENTS DE L’INTELLIGENCE COLLECTIVE
DES SYSTÈMES AUTO-ORGANISÉS
Les comportements collectifs des animaux fascinent et questionnent depuis longtemps. Progressivement, les chercheurs réussissent à découvrir, modéliser et reproduire ces mouvements de coopération à la fois redoutablement efficaces pour l’espèce et impressionnants de beauté. Plus récemment, ce sont les comportements du monde végétal qui sont venus surprendre et remettre en question des schémas mentaux réducteurs.
En 1959, le biologiste français Pierre-Paul Grassé, éminent zoologiste, élabore le concept de stigmergie. Les termites sont stimulés par l’œuvre qu’ils réalisent et communiquent de manière indirecte par des signes qu’ils laissent dans leur environnement. La stigmergie est un mécanisme central de l’intelligence collective que l’on peut rapprocher de la notion de feedback. Il s’agit d’un mode de communication indirecte où des signaux sont laissés dans l’environnement et deviennent des feedbacks ayant du sens et modulant l’action des congénères qui les perçoivent. Le système évoluera de manière intelligente s’il a accès de manière distribuée et transparente aux informations utiles à l’action. L’holoptisme (visible de tous) remplace le panoptisme (vision globale réservée au sommet).
UN FONCTIONNEMENT SANS HIÉRARCHIE
« La vie n’est pas une pyramide. L’individu s’échappe toujours. » - Mary Parker Follet
Dès 1945, Warren McCulloch démontre que le cerveau n’est pas organisé hiérarchiquement. Aucun neurone ne contrôle l’autre. Il nomme « hétérarchie » ce mode de fonctionnement. L’intelligence individuelle d’un cerveau est en fait l’émergence de l’intelligence collective de ses neurones et de ses cellules gliales.
En 1988, les biologistes E.O. Wilson et B. Holldobler montrent que les fourmis fonctionnent sans hiérarchie. La reine est un mythe. Elle est une pondeuse. Les fourmis sont donc organisées en hétérarchie. Il n’y a pas de leader, pas de contrôle central. La coordination se fait par feedbacks dans les deux sens entre congénères, y compris entre castes différents ou entre niveaux différents qui travaillent ensemble pour le bénéfice de la colonie. B. Hölldobler et E.O. Wilson affirment : « Les colonies de fourmis sont plus que la somme de leurs parties : ce sont des unités opérationnelles dont les traits émergents procèdent des interactions complexes de leurs membres ».
Saviez-vous que les termitières les plus sophistiquées et impressionnantes atteignent jusqu’à 6 m de haut dans certaines régions d’Afrique ? Châteaux d’argile, avec air conditionné, évacuation de CO2, chambre de culture de champignon, compost composé de fèces et de végétaux décomposés. Millions d’individus. Durée de vie moyenne : 15-20 ans.
LA DISTRIBUTION DES RÔLES COMME LEVIER DE COOPÉRATION
L’une des modalités incontournables du travail collectif utilisées dans le règne animal est la distribution des rôles et l’allocation des tâches. Les insectes sociaux en fournissent les plus beaux exemples.
Si nous regardons l’organisation d’une colonie de fourmis, nous verrons que la collecte des feuilles, indispensable à la survie de la colonie, est organisée avec précision et spécialisation. Les fourmis d’une colonie sont de différentes tailles. Elles appartiennent à des castes différentes. Les bucheronnes sont les coupeuses de feuilles, avec des mandibules puissantes qui leur permettent de couper les feuilles et brindilles pourtant résistantes. Au sol, des petites convoyeuses sont chargées de rapporter ce butin végétal au nid de la colonie. Avec force et un grand sens de l’équilibre, elles soulèvent des brindilles dix fois plus grande que leur taille et marchent vers le nid, le long de pistes, routes rectilignes, parfois longues de 150 mètres. Perchée sur les feuilles, une petite fourmi se laisse transporter. Loin d’être une simple autostoppeuse, cette minima protège contre l’attaque de mouches parasites. De retour au nid, on y croise également des supermajor. Elles sont deux cents fois plus lourdes que les plus petites, avec un rôle clé pour la défense de la colonie, y compris contre les petits mammifères ! Enfin, les feuilles sont déposées et prises en charge par les minor. Leur taille leur permet de découper les feuilles en séquences de plus en plus fines qui servent de substrat à la croissance d’un champignon leucocoprin que l’on ne trouve nulle part ailleurs.
Il y a spécialisation des rôles et pourtant, si l’une des familles est retirée expérimentalement de la colonie, son rôle sera alors assuré par d’autres. Cette flexibilité procurera au collectif une capacité de résilience. Une défaillance n’est pas fatale. Elle déclenche une adaptation pour faire face.
L’ENTRAIDE ET L’ALTRUISME, PRINCIPES INHÉRENTS À LA VIE COLLECTIVE
L’altruisme est omniprésent dans le monde naturel, des formes les plus simples aux animaux les plus évolués. Il consiste à ce qu’un individu agisse au service du collectif tout en supportant un coût de son action supérieur à ce qu’il peut espérer en retirer individuellement. Le bénéfice collectif augmente ses chances évolutives.
Chez les mammifères, la vie en groupe présente de multiples bénéfices, par exemple pour la protection face aux prédateurs, et des coûts, le partage des ressources de nourriture. Il est montré qu’une biche en périphérie du groupe consomme le plus d’aliments et que celle qui est le plus au centre a la meilleure protection contre les prédateurs. La taille du groupe sera optimisée en fonction de l’équilibre entre ces deux paramètres. C’est une notion appelée fitness. En dessous et au-delà de la taille optimale, les mesures de cortisol et donc le niveau de stress seront plus élevés, menant à une recomposition.
Au sein d’une même troupe, les lionnes communiquent aussi par phéromones. Elles indiquent ainsi à leurs paires l’évolution de leur cycle d’ovulation, ce qui leur permet de se synchroniser biologiquement. Ce mécanisme présente un avantage pour la troupe et surtout pour sa descendance. Les lionceaux naissent ainsi ensemble. Les mères les allaitent de manière communautaire. Par cette entraide, chaque lionceau a plus de facilité à être bien nourri quand sa propre mère est en train de chasser. La coopération visible entre mères est soutenue par un mécanisme de communication indirecte et inconscient.
5 août 2010. Chili. Mine de San José, Copiapo. Un effondrement au sein de la mine d’or et de cuivre bloque intégralement d’un coup l’accès à la mine. 33mineurs se retrouvent incarcérés 688 mètres sous terre. Immédiatement médiatisé, cet accident sera l’un des suspens technologiques et humains les plus suivis dans le monde. Est-il possible de sauver ces vies ?
Dehors, les énergies convergent, aucune piste n’est négligée, les compétences les plus expertes et variées apportent leur aide. Une équipe à géométrie variable s’improvise : un médecin chef de la NASA, une entreprise américaine spécialiste des foreuses, un jeune ingénieur chilien de 24 ans qui suggère l’utilisation d’une technologie américaine de forage différente. Les experts auront la sagesse d’écouter son avis. Son apport sera décisif. Progressivement, plusieurs scénarios émergent. Luis Sougarret qui coordonne les opérations et son équipe décident d’en mener trois en parallèle.
Sous terre, Luis Urzua, manager de l’équipe met en place des mesures exceptionnelles, surtout comparées à son mode de management classique, très militaire. La première : changer le mode de décision. “La hiérarchie a été abandonnée presque immédiatement. Les 33 d’entre nous n’étions plus qu’un et nous avons débuté un système démocratique. La meilleure idée, celle qui faisait le plus de sens, s’imposait“ déclare Alex Vega, l’un des 33. Ils définirent rapidement leur but : réussir à tous survivre,sans exception. Luis Urzua le renforça en déclarant qu’il serait le dernier à quitter la mine.
69 jours plus tard, il honorera son engagement.
Les mineurs décident aussi de rationner très sévèrement leur nourriture. Ils ont très peu de vivre, alors un repas léger ne sera pris que chaque 48 heures. D’un bout à l’autre, la cohésion du groupe est renforcée. Des rituels sont pratiqués : prières, cérémonies, chansons d’Elvis Presley...
L’organisation des secours s’appuie sur leurs compétences diverses. Certains se chargent de la santé des mineurs, tant en interventions d’urgences qu’en conseils préventifs. D’autres se chargent de la topographie pour repérer où ils sont et le communiquer. D’autres enfin organisent des forages pour trouver de l’eau. Au bout de 17 jours, ils sont contactés par l’extérieur. Une petite sonde réussit à les trouver. Ils peuvent enfin communiquer et recevoir de nouveaux approvisionnements. Une nouvelle phase débute, celle visant à percer 688 mètres de roche pour permettre l’évacuation de personnes. Des groupes sont organisés, en trois tiers. Ils créent des collectifs plus intimes où chacun se sent bien présent et intégré. Leur coopération se consolide. Le médecin ayant supervisé leur santé depuis l’extérieur, dira : “Nous avons appris à quel point il est important d’avoir un groupe cohésif“.
Comme moi, j’imagine que vous avez couramment entendu que lors d’une situation de crise, il faut un leader directif. Sinon, c’est la débâcle. Pourtant, dans cet exemple, comme dans de multiples autres, Luis Urzua fait exactement l’inverse et privilégie la proximité avec ses pairs. Cet exemple est l’illustration d’une histoire alternative ou d’une contre histoire au discours dominant portant sur la question de la survie de l’espèce...
LE CONTINUUM VERS LA PLEINE MOTIVATION DE LA PERSONNE
En 1971, Edward Deci ouvre un champ d’étude fondamental sur la motivation intrinsèque. Il observe que des personnes invitées à résoudre un casse-tête poursuivront leur activité au-delà de l’expérimentation, par choix et par plaisir. En revanche, lorsqu’il introduit des récompenses pour la participation au même exercice, les personnes n’ont plus le même élan pour continuer à jouer une fois le temps d’expérimentation terminé.
La récompense, acte de contrôle externe à la personne, a dégradé la motivation intrinsèque. C’est le début du courant de l’autodétermination qui va progressivement apporter les éclairages les plus documentés expérimentalement sur la motivation, sur les besoins psychologiques fondamentaux et leurs conséquences sur le bien-être et l’épanouissement des personnes et des collectifs.
Ce continuum décrit le processus par lequel des normes sociales, des pratiques, des contraintes, des tâches, des missions sont internalisées par la personne elle-même, pour faire ainsi partie intégrée de sa personne, de ses valeurs, de ses propres lois, menant à une action volontaire, engagée et unifiée. Cette internalisation est donc un processus clé de la socialisation de l’individu, de sa bonne intégration dans sa communauté et de sa pleine connexion avec ses personnes proches (principes clefs de l’approchenarrative portant sur la dimension du reauthoring & remembering).
DES CONVERSATIONS QUI COMPTENT
« Nous devons apprendre à considérer les conversations non pas comme des combats mais comme des expériences de coopération » - Mary Parker Follet.
L’intelligence collective des insectes sociaux repose sur la communication indirecte stigmergique et instinctive. L’homme était en fait peu équipé pour ce mode de communication jusqu’à ce que des révolutions telles que l’écriture, l’impression puis internet créent des leviers d’amplification majeurs pour entendre notre intelligence collective au-delà des cercles de proximité, via la formation de cultures et d’une possible conscience planétaire.
En tant que mammifère et grand singe, l’évolution des espèces nous a davantage équipés pour une communication directe de plus en plus raffinée, avec une relation mère-enfant très intime du fait de l’allaitement et un temps de protection et de soin parental particulièrement long ; c’est alors que l’altruisme et l’intelligence sociale ont fait un bond.
Une grande partie de notre temps se déroule dans l’interaction, en face à face. Dans ce contexte spécifique, l’apparition de l’Intelligence Collective dépendra de la qualité et de la profondeur du dialogue entre les personnes présentes, que ce soit pour simplement exister ensemble, pour se reconnaitre, pour se coordonner, pour créer ou bien encore pour prendre des décisions. Convaincre et persuader ont un sens étymologique signifiant gagner. Ils ne font pas partie du champ du dialogue authentique. « Dans un dialogue, tout le monde gagne ».
Le dialogue est la fabrique du commun.
Barbara Myerhoff, anthropologue, source d’inspiration de la narrative, a exploré les mêmes thèmes avec la communauté de personnes âgées juives émigrés. Elle étudie la façon dont les récits et les rituels, traditionnels et inventés, permettent à ces personnes de maintenir un lien social à la fois rassurant et fragile. Elle utilise notamment le terme de Cérémonie Définitionnelle pour décrire ces assemblées réunissant la communauté dans lesquels les membres ont l'occasion de raconter et de re-raconter, d'interpréter et de réinterpréter les histoires de leur vie. Ces cérémonies définitionnelles sont un antidote aux effets de l'isolement vécu par les gens de cette communauté et au sentiment d'invisibilité qui est le principal résultat de cet isolement.
CONCLUSION
En conclusion de cette présentation et pour faire lien avec la question essentielle du courant narratif qui ne cesse de vouloir déconstruire les discours dominants, il me semble indispensable de porter notre attention sur la manière dont nous discernons et luttons contre les ravages de la soumission et de la conformité aux normes.
De la maternelle jusqu’aux études supérieures, des jeunes passent huit heures par jour assis en rang, en posture le plus souvent passive. Quel que soit ce qu’ils y apprennent sur le plan du contenu, ils y apprennent aussi la soumission à l’autorité.
Rappelez-vous, en 1963, Stanley Milgram souhaitait étudier les effets de la punition sur l’apprentissage : son protocole expérimental montre comment la soumission à l’autorité peut induire des comportements déviants, contraires à la propre morale des participants. Avec ce mécanisme d’aliénation, l’autorité entrave l’expression de l’intelligence collective.
Pour regagner son libre arbitre et agir en conscience, condition d’un accès à des niveaux d’autodétermination intègres, il est donc de la première nécessité de couper le lien avec les diverses fabriques de l’asservissement et d’aller soi-même chercher l’information dont on a besoin, de manière sélective et consciente, hors des autoroutes publicitaires, et de cultiver sa pleine conscience.
Le deuxième sujet majeur est de se désintoxiquer d’une dangereuse accoutumance au pouvoir, si flatteur pour l’ego. Les études de Dache Kilter, professeur de psychologie à l’Université de Berkeley, concluent que les personnes qui ont du pouvoir tendent à se comporter comme des patients victimes de lésions du lobe orbi-frontal. Elles sont plus susceptibles de se comporter comme des sociopathes, d’interrompre les autres, de ne pas les écouter, de les humilier, de les insulter ou de se comporter brutalement. Kilter soulevé le paradoxe du pouvoir : ce que les personnes attendent d’un leader, son intelligence sociale, est ce qui est endommagé par l’expérience du pouvoir. Le piège de l’ego en intelligence collective, c’est qu’il ramène les conversations à des petits Moi individuels, bloquant de fait la naissance d’un Nous.
À chacun de nous de veiller à créer des conditions d’intelligence collective qui désinvestissent le pouvoir pour distribuer de la puissance.
Quand ce climat est créé, chacun peut être centré sur son « soi » authentique, riche, divers, humble, vulnérable, et abandonner les petites parcelles de son ego limité qui cherche à en préserver les clôtures. La peur peut quitter l’espace collectif pour permettre l’épanouissement. C’est aussi pourquoi les démarches appréciatives comme l’approche narrative sont si libératrices. En se centrant sur la vie présente, sur son rayonnement, sur ses miracles, elle donne la confiance, la force, la sécurité et le sentiment d’être digne d’exister et d’être aimé en tant qu’être humain appartenant à la communauté du vivant.
Je terminerai par un hommage à David Graeber qui nous quitté prématurément et qui nous dit : « Quand les mécanismes qui nous maintiennent effrayés et stupides sont soudainement effacés, il y a une explosion d’intelligence collective ».