“Quand le corps raconte” : une interview de Laure Maurin nous expliquant comment elle accompagne avec l’interview des corps
Bonjour je suis Laure Maurin, je suis praticienne narrative. Avant d’être praticienne narrative, j’ai travaillé en tant qu’éducatrice spécialisée auprès d’institutions, auprès d’enfants, ayant des handicaps physiques mentaux. Je suis également professeur de yoga depuis une vingtaine d’années maintenant, je suis maman de 3 enfants et aussi grand-mère.
Comment as-tu eu l’idée de poser des questions au corps des clients ?
Lorsque je me suis formée aux pratiques narratives, j’ai été influencée par la posture narrative, car dans les conversations narratives, on prenait enfin en compte l’affectif, les émotions, ce que je n’avais pas forcément rencontré dans mon travail d’éducatrice spécialisée et dans ma formation au préalable. Je pense qu’il me manquait quelque chose dans les conversations narratives. J’observais beaucoup grâce à mon expérience du yoga et du travail auprès de personnes qui parfois n'avaient pas accès au langage verbal ou étaient paralysés.
J’ai développé une lecture du corps des gens, et j’observais bien que pendant ces conversations, parfois ils avaient des impatiences dans les jambes, des respirations qui se bloquaient, des bras qui se fermaient. Je prenais compte effectivement tous ces signaux que m’envoyait le corps pour converser avec la personne.
Un jour j’avais une cliente, une petite étudiante en droit, qui était complètement en burnout, vraiment fatiguée, elle n’arrivait plus à réfléchir. L’idée m’est venue de demander s’il y avait une partie de son corps qui souhaiterait que je l’interviewe et quelle partie ce serait ?
Mon intention était de la faire un peu quitter son mental et revenir dans son corps. Elle m’a proposé d’interviewer son cerveau, tout en me disant : « mais mon cerveau, il pense comme moi, il ne va rien vous dire de plus. »
Et j’ai été très surprise d’entendre un autre discours venant du cerveau de cette demoiselle qui lui disait : « fais-moi confiance, arrête de me solliciter, j’ai besoin de repos ». Elle a été très surprise de s’entendre dire cela.
Et lorsque j’ai continué à faire cette expérience j’ai souvent eu ce retour, les personnes étaient étonnées, surprises de s’entendre dire des choses qu’elles n’auraient pas pensé pouvoir dire.
C’est là que je me suis rendu compte qu’effectivement il y avait dans cette interview directe avec le corps, d’autres histoires possibles, des portes qui s’ouvraient.
Et qu’est ce qui t’as poussé, ou donné l’autorisation de cartographier ce travail et de le continuer ?
Lors d’une rencontre avec David Epston à Bordeaux , il avait animé un atelier que nous avions appelé, « les explorateurs » , et qui nous proposait d’être créatifs avec nos compétences
Et bien moi, mes outils étaient cette relation au corps, que j’avais explorée, exploitée avec le yoga et dans mes différents accompagnements en tant qu’éducatrice.
J’ai donc commencé tout doucement à réintroduire le corps dans les conversations narratives, je n’osais pas forcément dire aux personnes de s’allonger sur un tapis pour observer un peu mieux leurs corps, mais grâce à des exercices de respiration, d’une écoute de leur corps, petit à petit j’ai pu travailler sur cette intention chez moi de faire revenir les personnes dans leur corps.
Mais revenir dans son corps ça veut dire quoi ? Donc comment ? Quels outils ? Quel protocole peut-on mettre en place dans les conversations narratives pour permettre aux personnes de se réassocier. je me suis appuyée sur le travail de Milton Erickson en hypnose.
Erickson a cette même intention et toujours aussi avec cette posture comme dans les conversations narratives, décentrée et influente, de ramener la personne, et d’interroger ses ressentis de permettre à la personne de se réassocier à son corps, à ses émotions, à ses ressentis.
Est-ce que tu aurais quelques exemples concrets de questions que tu poses lorsque tu réalises ce type d’interview ?
Oui je vais vous parler d’un monsieur qui avait des problèmes de dos, et donc j’ai interviewé son dos. Tout d’abord je commence par lui demander :
Qu’est-ce que cela vous fait d’avoir été choisi pour vous exprimer ?
Alors là tu t’adresses au dos ?
Oui je m’adresse au dos, ce sont les toutes premières questions de l’interview, parce que je pense que le dos de François (ce monsieur s’appelait François), le dos de François n’avait pas eu l’occasion de s’exprimer, je trouvais que c’était important pour cette première question d’avoir son ressenti.
Comment c’est pour vous en ce moment ?
Parce qu’on est toujours dans le présent, dans l’ici et maintenant quand on interroge le corps.
Pouvez-vous me raconter une sensation agréable ?
C’était plutôt comment ? chaud, froid, sombre, lumineux, doux ?
De quoi avez-vous besoin ?
Comment cela sera t-il pour vous lorsque vous aurez ce dont vous avez besoin ?
Après je ne vais pas forcément parler tout le temps avec le dos de François, je vais chercher à trouver comme dans le remembrement, des alliés au dos de François, d’autres parties du corps avec qui il communique.
Quelle autre partie du corps ne serait pas étonnée de vous entendre dire cela ?
Avez-vous quelque chose à dire dont vous voudriez que François se souvienne ?
et la prochaine question après celle-ci serait :
Comment saurez-vous qu’il a entendu ce que vous avez à lui dire, comment cela va-t-il se manifester ?
et là, une fois que la conversation avec le corps est terminée, je reviens avec François et je lui demande :
Qu’est-ce que vous avez entendu dans cette conversation avec votre corps qui fera que demain sera différent pour lui ?
Je fais des aller-retours.
Alors j’ai l’impression qu’il y a quand même un langage particulier quand tu interviewes le corps qui est vraiment basé sur des sensations, des couleurs, sur des odeurs, des textures ?
Alors oui, des odeurs, des textures, mais il peut aussi y avoir des images qui viennent, sinon effectivement on va être plutôt sur des sensations, on peut demander à la personne si elle souhaite donner un nom à cette partie du corps. Dans la conversation, je continue à interviewer ou le dos ou le larynx, ou le cœur ou le ventre, mais parfois quand je sens que la personne peut être un peu gênée, elle peut avoir envie de donner un nom, à la sensation ou à la partie du corps qui prend la parole.
Est que les gens n’ont pas tendance à revenir dans leur mental de temps en temps et comment réagir quand le client revient dans sa tête et dans son mental ?
Quand je sens effectivement cela, et on le voit au mouvement des yeux, je peux demander simplement à la personne si c’est ok pour elle de revenir un peu dans sa respiration, de bien se réinstaller dans son siège, je laisse un peu le silence s’installer, avant de poursuivre. Mais si elle a besoin à un moment donné de revenir dans son mental pour s’exprimer, je la laisse faire.
Est-ce qu’il y a des questions à éviter pour que la personne reste dans son corps et ne parte pas dans le mental ?
Je ne pourrais pas vous citer comme ça des questions à éviter, tout ce que je peux vous dire, c’est que si vous-même êtes dans votre corps au moment où vous interviewez la personne, si vous êtes dans l’accueil inconditionnel de tout ce que l’autre amène dans ses émotions et que vous êtes juste là pour accueillir tout simplement, vous verrez que les questions vont venir toute seules.
Tu as souvent dit que ce travail-là, c’était comme un « corps à corps », qu’est-ce que cela signifie ?
Cela signifie que si vous êtes trop dans le mental, vos questions vont tomber dans l’eau, elles ne vont pas avoir de résonance, alors que si vous venez interroger en étant vous-même à l’écoute de vos ressentis, de vos émotions, de ce que font naître en vous les émotions de la personne que vous avez en face, vos questions vont partir d’un autre endroit et elles vont résonner différemment pour la personne.
C’est ce qui fait dire à David Epston que « c’est ton corps qui parle avec le corps du client » ?
Tout à fait, par la respiration , par la posture, qui est la posture du praticien narratif , décentrée et influente, mais aussi une posture corporelle et une respiration synchronisées.
Quand tu regardes des vidéos de Michael White, est-ce que tu n'as pas l'impression qu'il faisait cela un peu instinctivement ?
Instinctivement, intuitivement, Jung disait qu'on a deux sortes de mental, le mental raisonneur et le mental intuitif. Aujourd'hui dans notre société, on honore le serviteur, le mental raisonneur, mais on a complètement oublié le don. Je pense que Michael White effectivement travaillait avec ce don d'être complètement dans un corps à corps, dans une présence totale avec les personnes.
Tu veux dire que l'interview du corps offre l'occasion de se reconnecter à notre partie intuitive ?
Tout à fait dans le sens où lorsqu'on interroge le corps de la personne, dans notre posture de thérapeute, nous devons interroger la personne depuis notre propre corps. On doit être complètement connecté à ce mental intuitif, à ce corps qui est lui-même relié à l’inconscient et qu'il va faire émerger une autre forme de question, une autre forme de conversation. Une conversation avec des silences, avec des respirations, avec des temps de flottement. Lorsque j'interroge le corps, je ne regarde jamais la personne dans les yeux, je laisse mon regard flotter et je suis moi-même très reliée à ce que je ressens, aux émotions qui naissent en moi, aux émotions que la personne est en train de ressentir.
Quand est-ce que tu as commencé à enseigner sur ce travail ?
Il y a environ quatre ou cinq ans, c'était lors des Journées Narratives Francophones à Nantes où j'ai proposé mon premier atelier.
Est-ce que le fait qu'en France, il y a surtout des coachs d'entreprise qui se sont formés aux approches Narratives, cela n'a pas fait disparaître un petit peu le corps du champ Narratif ?
Il est vrai que les idées Narratives ont beaucoup été transmises et appliquées dans le milieu de l’entreprise, même si ces dernières années c'est en train de changer, on parle de mieux être au travail, mais le corps n'était quand même pas du tout pris en considération.
As-tu d'autres projets pour diffuser ton travail ?
J'anime pour l'instant des ateliers dans des écoles de thérapie narrative francophones, et j'ai l'idée d'écrire un livre sur ce travail. Pour l'instant, les retours des ateliers que j'anime, j’entends parler de réconciliation, de retrouvailles, de retour chez soi. Beaucoup d'émotions sont liées à ses conversations avec le corps, dans le sens où les personnes se disent étonnées et surprises de s'entendre dire cela. Cela montre qu'elles parlent vraiment depuis un autre endroit d'elles-mêmes donc qu'elles recréent un vrai dialogue avec elles-mêmes.
Tu dis souvent que tu aurais aimé connaître ses méthodes lorsque tu travaillais avec des personnes handicapées …
J'aurais aimé effectivement connaître les idées Narrative lorsque j'étais éducatrice spécialisée, de par la posture que l'on propose et surtout toutes les possibilités d’enrichir les histoires et les identités de ces personnes qui étaient étiquetées personnes autistes, personnes psychotiques, personnes polyhandicapées… derrière ces étiquettes, j'ai rencontré de très belles personnes qui aurait mérité que l'on aie des conversations Narratives avec elles.
Peut-être que dans l'avenir ce type de conversations pourraient être utile à des travailleurs sociaux qui travaillent avec ce genre de public ?
Je réfléchis aussi à d'autres manières d'interviewer le corps : est-ce qu'on interview de la même façon le corps de quelqu'un qui est en bonne santé et le corps de quelqu'un qui a des douleurs chroniques, je pense aussi à toutes les femmes à qui l'on a enlevé un sein, comment les aider à retrouver un dialogue, et dans ce dialogue comment les aider à retrouver une relation avec leur corps qui a peut-être été malmené. Travailler sur la relation que l'on entretient avec son corps, la faire grandir et la nourrir.
Est-ce que tu aurais envie de rajouter quelque chose ?
J'espère que l'on va de plus en plus dans notre société prendre en compte le corps dans le sens où je fais un parallèle entre le corps et la nature et si l'on prend bien soin de son corps, si l'on est reconnecté à son corps, on va être reconnecté à la nature et donc on lui fera peut-être un peu moins de mal.