Marcher et narrer : une pratique narrative en mouvement

Le sujet qu'aborde Jeanne Prévosteau dans cet article me semble une participation importante à l'espoir de réimagination des pratiques narratives cher à David Epston depuis la disparition de Michael White. Voici une évolution de la pratique thérapeutique, applicable au coaching, qui ne renie rien des postulats d'origine mais qui les enrichit de réflexions et compréhensions nouvelles, bien ancrées dans l'époque d'aujourd'hui, dans une pensée, qui si elle est toujours critique, est soucieuse de répondre aussi à des préoccupations contemporaines. Je suis heureuse que ces idées et pratiques soient initiées et éclairées, magistralement, par Jeanne, que j'ai connue quand elle était encore étudiante.

Quel chemin et quelle joie de la lire !

Catherine Mengelle


En tant que praticienne narrative, je suis intimement liée à l'art de tisser des récits de vie. Mais ma pratique prend une dimension singulière lorsque je me lance dans une marche narrative, particulièrement au Bois de Vincennes, un sanctuaire naturel à deux pas de chez moi.

Lors de mes accompagnements et dès que la météo le permet, je donne donc rendez-vous à mes patients à l’orée du Bois, pour une marche narrative. Le premier effet se fait sentir dès la sortie de la bouche de métro, on se rejoint là et on prend aussitôt la direction du bois, où l’ombre scintillante des marronniers et des grands chênes nous incitent à une conversation libérée et sincère.

Certains patients me rejoignent à vélo, arrivant avec l’air décontracté d’un promeneur avisé. J’ai ainsi eu le privilège d'accompagner Léo, un graphiste de 28 ans, à travers son voyage vers la liberté face à TIG&TAG. L'approche narrative en marchant a été l'élément déclencheur de sa transformation, voici le récit de cet accompagnement. 

Libération sous les Frondaisons

Léo est un jeune graphiste talentueux mais son talent est entravé par une « phobie sociale et un trouble de l'anxiété généralisée (TAG) ». Il se sent constamment jugé et scruté par les autres, ce qui alimente des pensées anxieuses et des craintes irrationnelles. Adressé à moi, praticienne narrative, il espère trouver un moyen de surmonter ses peurs et de retrouver un sentiment de liberté et de confiance.

Lors de notre premier échange par téléphone, Léo est tendu et réservé. Il exprime sa frustration face à « Phobie sociale », qui l'empêche de vivre pleinement sa vie et de travailler sur des projets créatifs. Il se sent piégé dans un cercle vicieux d'anxiété et d'évitement, incapable de sortir de sa « prison mentale ».

Je propose donc à Léo une approche différente : une conversation narrative en marchant. Bien que réticent au début, il accepte de tenter cette expérience, espérant trouver un peu de réconfort dans la nature.

Lors de notre première marche, nous nous aventurons dans les sentiers boisés, entourés par le murmure apaisant des feuilles et du chant des oiseaux. Sous le couvert des arbres, Léo semble se détendre peu à peu, son débit de parole ralentit, sa démarche s’assouplit, son regard se projette vers l’horizon, sa respiration devient plus ample comme libérée du poids de l’anxiété.

En marchant côte à côte, nous entamons une exploration de ses peurs et de ses pensées anxieuses. Léo externalise le TAG et la phobie sociale, les transformant en créatures fictives qu'il peut examiner sous toutes les coutures et les nommant ainsi : TIG & TAG en clin d’œil aux deux personnages perturbateurs de Disney. Il déconstruit les discours de « Performance et Réussir sa vie » qui alimentent l’anxiété, trouvant des failles dans leur logique et des exceptions à leurs lois.

Le cadre naturel du Bois de Vincennes a joué un rôle crucial dans cette transformation. En associant des idées sur soi ou des intentions nouvelles à des éléments spécifiques du paysage – comme le chant apaisant des oiseaux, le murmure des feuilles ou la vue des grands chênes – Léo a pu créer des ancrages sensoriels forts. Ces ancrages lui ont permis de rester connecté au contenu de nos échanges de manière plus profonde et durable.

Par exemple, lors d'une de nos promenades, Léo a choisi un vieux chêne majestueux comme symbole de sa résilience. Chaque fois qu'il se sentait submergé par l'anxiété, il se souvenait de ce chêne, enraciné et solide, et cela lui rappelait sa propre capacité à surmonter les difficultés. De même, le chant des oiseaux est devenu pour lui un rappel de ces moments de calme et de clarté mentale, lui offrant un point de repère sensoriel pour revenir à un état de tranquillité intérieure.

Au fil de nos séances en marchant, Léo commence à se sentir plus à l'aise, comme mieux dans sa peau.Inspiré par la beauté naturelle qui l'entoure, il trouve une nouvelle source d'énergie et de créativité. Il réalise que la nature offre un espace sûr et ouvert pour explorer ses pensées et ses émotions les plus profondes, loin du jugement des autres. Je m’arrête un bref instant sur un banc pour prendre le temps de noter sur mon carnet les merveillosités que l’on découvre ensemble. 

À mesure que nous progressons sur le chemin, Léo commence à prendre position pour sa vie, à reprendre les droits d’auteur que TIG&TAG lui avaient subtilisés. Il explore les exceptions à l’histoire dominante, découvrant des moments où il a réussi à faire fi de TIG&TAG et à se connecter authentiquement avec les autres. Ces moments scintillants lui donnent le courage de poursuivre son voyage vers la confiance et la liberté.

Nos conversations narratives en marchant au Bois de Vincennes se sont révélées être une expérience transformative pour Léo. Sous les frondaisons du bois, il a trouvé l’énergie pour renverser TIG&TAG et retrouver un sentiment de paix et de confiance en lui-même.

Repenser les approches

La nature, les arbres, le vivant qui nous entourent, proposent un rythme plus organique à nos échanges. La personne est concentrée, dans le mouvement automatique de la marche qui stimule la pensée et la créativité. J’ai observé lors de ces marches que la personne prenait davantage de temps pour réfléchir à ma question et tisser une réponse. Comme si les temps de silence étaient mieux vécus lorsque la personne est en mouvement.

Comme si elle s’autorisait à penser pour elle-même plutôt que d’être prise dans un jeu de question-réponse où on essaie inconsciemment de donner satisfaction à son thérapeute en lui donnant une réponse, bonne si possible. Cette intention forte des idées narratives, de « toujours faire en sorte de péter la relation insidieuse de pouvoir et de privilège intrinsèquement liée à la relation thérapeutique » m’inspire beaucoup. Je cherche ainsi et à chaque fois, à faire tomber les murs, briser les barrières traditionnelles pour proposer une autre manière d’être en relation.

Marcher côte à côte crée une dynamique différente de celle des consultations en face à face. Nos regards se croisent occasionnellement, mais la personne peut également contempler le paysage, trouvant ainsi des moments de réflexion plus libres et moins contraints. Cette possibilité de détourner le regard du thérapeute, d’observer la nature environnante, permet de créer un espace de pensée plus large et plus accueillant. Les yeux peuvent se perdre dans la profondeur des bois, facilitant l’introspection et l’émergence d’idées nouvelles. La marche, ainsi, devient un acte libérateur, où l'esprit peut vagabonder et se reconnecter à soi-même et à l'environnement, créant une expérience thérapeutique unique et profondément ancrée.

Aujourd’hui les neurosciences confirment l'impact positif de la nature sur l'élaboration de la pensée, sur les réactions somatiques, tels que le stress ou l’anxiété, renforçant ainsi l'effet apaisant de nos promenades. Cette pratique s'inspire également du Shinrin-Yoku, les bains de forêt japonais (sylvothérapie) reconnus pour leurs vertus thérapeutiques.

Comme le précise Laure Maurin dans son livre « Quand le corps raconte », il apparaît essentiel de préparer la personne et de lui offrir un espace suffisant et sécurisant pour qu’elle puisse pleinement goûter et vivre l’expérience de rendre la parole à son corps. Avec un peu de recul, je m’aperçois que c’était plus difficile pour moi du fait du décorum de la salle de consultation…

Repenser les méthodes et les approches pour soutenir les personnes ou les groupes m’aura permis de pratiquer mon métier à ma manière, en métissant mes approches et en revendiquant ma singularité.

J’ai pu observer les bienfaits de ce nouveau rythme qui fluctue au gré de la conversation, la personne accompagnée retrouve sa liberté de mouvement car elle n’est plus assujettie à la bienséance qui établit qu’en thérapie, on reste bien sagement assis sur sa chaise ou allongé sur le divan pour bien faire son travail d’introspection. La personne redevient libre d’accélérer, de ralentir, de s’arrêter, de regarder, sentir, ressentir et s’émouvoir. 

Ainsi, marcher et narrer devient bien plus qu'une simple conversation : c'est une exploration vivante et en mouvement de nos histoires et de nos merveillosités. En embrassant cette approche, nous nous ouvrons à une pratique d’accompagnement qui transcende les limites du cabinet, où la nature devient notre alliée et la marche un cheminement vers la découverte de nos multiples facettes identitaires.

Précédent
Précédent

Les folles journées de Nantes - JNF 2024

Suivant
Suivant

Tisser nos mémoires. Appel à témoins : Parlez-moi de votre grand-mère !