Déconstruire les discours dominants pour une meilleure prise en compte des voix minoritaires

J'ai partagé avec Amandine, grâce à une conférence narrative qu'elle avait faite en milieu social, l'animation d'un cycle de formation narrative auprès de personnes intervenant en ESAT et accompagnant le handicap. Ce fut une expérience très riche. Elle avait osé raconter cet épisode de vie devant le groupe et cela avait fortement contribué à la compréhension de concepts narratifs un peu "sévères". Avec son autorisation, j'ai par la suite utilisé cet exemple dans mes ateliers, sans la nommer. Personne ne s’étonnera que je trouve les histoires plus riches que les théories hors sol. Voici donc une histoire qui illustre parfaitement le paysage du contexte et des discours socio-culturels dominants. Merci Amandine.

Catherine


Cela fait quelque temps que j’ai envie d’écrire un article pour le blog de la Fabrique Narrative sur le sujet de la déconstruction et du contexte élargi mais je me racontais tout un tas d’histoires au sujet de ma légitimité, de ma capacité à raconter... Aujourd’hui le besoin et l’envie de transmettre, de partager et de sensibiliser sont plus forts, alors me voilà :-)

Ces deux notions narratives (la déconstruction et le contexte élargi) me sont très précieuses car elles me reconnectent à la dimension politique et collective de cette approche. Elles me permettent aussi de poser sur la vie et le monde un regard proche de mes valeurs et de mes aspirations de justice sociale.

J’ai donc choisi de partager avec vous une situation que j’ai vécue et mon témoignage, mon regard posé dessus, en lien avec ce sujet.

Il y a quelques années, je dirais deux ou trois ans environ, je rejoignais une coopérative d’activité et d’emploi (CAE) pour y développer mon activité entrepreneuriale. Quelques semaines après mon arrivée, la CAE organisait un séminaire de trois jours pour, je cite : « Apprendre à mieux se connaître les uns les autres et avancer grâce à l’intelligence collective sur un certain nombre de sujets ».

Comme je venais d’arriver, je ne connaissais pas encore grand monde. Il faut aussi préciser que ce genre d’évènement n’est pas mon fort : trop de monde, de codes sociaux avec lesquels je ne me sens pas à l’aise. Je me sentais tiraillée entre l’envie d’y participer, de contribuer à la coopérative et aux sujets de travail, de mieux connaître l’environnement dans lequel je mettais les pieds et en même temps une méfiance quant au discours autour de la cohésion de groupe, mieux se connaître les uns les autres... Comme une frontière qui devenait floue pour moi entre l’intime, le personnel et le professionnel... avec ces injonctions que je ressens parfois à faire tomber les masques dans le milieu pro. Bref, je me suis dit que je n’allais pas faire encore une fois mon « asociale » (lol) et je décide de participer.

Le premier soir se déroule autour d’un buffet dinatoire, très convivial, au sein duquel les langues se délient et où (c’est mon ressenti) tout est fait pour inviter à la confidence (des exercices brise-glace, les rapports de pouvoir et de hiérarchie qui font que c’est plus difficile de dire non, etc.). À un moment donné, je me retrouve à échanger avec L., une jeune coach, qui me pose une question que j’ai oubliée aujourd’hui mais à laquelle, si j’y répondais sincèrement, m’amenait à l’informer de mon homosexualité. Dans ma tête et en quelques secondes, plusieurs choses se mélangent, des questions comme : ai-je envie qu’elle le sache ? Si je le lui dis, est-ce que je me sens en sécurité ? Quelles conséquences ? Et en même temps toutes les injonctions autour du « coming out » qu’il faudrait « assumer, avouer » (les mots aussi en disent long sur le regard qu’on porte sur l’homosexualité comme s’il y avait une faute...), l’envie d’être sincère aussi, de ne pas mentir. Tout se mélange et je finis par le lui dire tout en lui demandant de garder cette information pour elle car je ne souhaite pas que ça se sache au boulot pour le moment.

Le lendemain après-midi, nous avons des ateliers thématiques. L. s’inscrit sur le même atelier que moi autour de : « Comment promouvoir l’égalité hommes-femmes au sein de la CAE ? ». Lors du tour de table, elle prend la parole, me regarde et me désigne du bras en disant : «  Ben toi Amandine par exemple, tu es bien lesbienne... ». Mon sang ne fait qu’un tour et la colère monte. Pour autant, ça ne semble poser problème à personne, l’atelier continue mais je l’interromps pour manifester mon désaccord avec ce qu’il vient de se passer et demander la confidentialité vis-à-vis de cette information.

À la fin de l’atelier, L. vient me voir pour me dire : « Tu devrais me remercier, grâce à moi, tu as pris conscience que tu avais un problème avec ton homosexualité ! ». Autant dire que la colère est montée d’un cran mais j’ai préféré ne rien répondre, prendre soin de moi et m’offrir de l’empathie.

Le sujet de l’homosexualité a été finalement ramené et surtout réduit à un problème individuel au lieu d’en considérer toute la dimension systémique, de le voir comme porte-parole d’un problème plus large. Ok, nous sommes en France et dans les années 2020. Pour autant, notre société est machiste, sexiste, homophobe, validiste, transphobe, raciste et j’en passe. Prendre en compte ce que c’est que d’être homosexuel.le dans cette société-là, se rappeler tout ce qu’il s’est passé autour de la Manif pour tous et les discours tels que : « On voit de plus en plus de gays à la télé, c’est comme une maladie, ça se propage en fait », « Lesbiennes, gays, bisexuels, transexuels, intersexes, et pourquoi pas la zoophilie tant qu’on y est ! ». Prendre en compte le nombre de personnes qui se font exclure de leur famille quand elles annoncent leur homosexualité, le harcèlement qui finit par conduire des adolescents au suicide à cause de leur orientation sexuelle ou d’un côté « un peu trop efféminé », se rappeler que pendant la seconde guerre mondiale, les homosexuel.les aussi étaient déporté.es. Prendre en compte tout ce contexte et comprendre d’où viennent les discours dominants, par exemple sur l’homosexualité, c’est éviter de faire peser sur les épaules de la personne tout le poids du problème. C'est permettre à la personne concernée de renégocier son histoire, ouvrir la voie vers une nouvelle narration plus riche et soutenante. C'est aussi pour les autres, l'occasion de mieux comprendre le vécu des personnes minorisées.

Dans cette situation, il y aurait finalement beaucoup à dire aussi sur les discours en lien avec le développement personnel et la responsabilité individuelle, la qualité de vie au travail et la cohésion d’équipe.

Amandine MARCHIER

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