Chapitre 17 : "De l’approche narrative"

Par Julie Cardouat.

"Tout est étranger dans l’humeur, les mœurs et les manières de la plupart des hommes. Tel a vécu pendant toute sa vie chagrin, emporté, avare, rampant, soumis, laborieux, intéressé, qui était né gai, paisible, paresseux, magnifique, d’un courage fier et éloigné de toute bassesse : les besoins de la vie, la situation où l’on se trouve, la loi de la nécessité forcent la nature et y causent ces grands changements. Ainsi tel homme au fond et en lui-même ne peut se définir : trop de choses qui sont hors de lui l’altèrent, le changent, le bouleversent ; il n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il paraît être" (Les Caractères, livre XI "De l’Homme", fragment 18 , Jean de La Bruyère).

A la lumière de cette maxime de Jean de la Bruyère, qui ne date pas d’hier, l’approche narrative a de beaux jours devant elle. Apprendre à se connaître au pluriel, devenir, petit à petit, moins étranger à soi-même. N’est-ce pas cette lueur de clarté, ou de clairvoyance, que nous apportent les conversations narratives ? Interroger les lois, promulguées ou implicites. Entre l’Histoire et les histoires, en minuscule, en majuscule : faire se rejoindre les "H", abolir la lutte des casses. Se raconter unique et ensemble. Au-delà des représentations, des lieux-communs, des apparences, des étiquettes, des états figés : Jouer, jongler avec ce "trop de choses" qui nous altère, change, bouleverse. Décortiquer l’air du temps, déconstruire, parfois dans le sens inverse du vent et accepter, humblement, que chacun n’est point précisément ce qu’il est ou ce qu’il parait être.

Il est intéressant de voir dans quelle mesure la littérature classique peut éclairer les pratiques narratives. Lorsque Jean de La Bruyère écrit son ouvrage "Les caractères", nous sommes en 1688. Un unique ouvrage, constitué de maximes, de réflexions et de portraits, qui lui vaudra la postérité. Le livre d’une vie. Un paradoxe : bien qu’affirmant que les hommes sont insaisissables, La Bruyère tente d’en extraire l’essence pour en révéler des traits universels, ancrant ainsi l’humanité dans un déterminisme qui franchit les siècles. Car en lisant Jean de la Bruyère en 2021, on se surprend à reconnaître, parmi les fantômes du XVIIe siècle, des portraits qui nous semblent familiers.

La Bruyère le revendique : "Le philosophe consume sa vie à observer les Hommes" . (Ici se cache un AMI ~ Absent Mais Implicite). On peut supposer qu’implicitement, il ne s’agit pas seulement de les regarder attentivement, il s’agit également de les écouter, de les questionner, sans doute. La Bruyère documente, aussi . Avec une plume critique et acerbe, il emploie les 16 chapitres de son œuvre à mettre en exergue les failles de l’être humain, avec l’intention de les révéler pour mieux les corriger. "Je rends au public ce qu'il m'a prêté ; j'ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage [...] et il mérite de moi que je lui en fasse restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ai fait de lui, […] et s’il se connaît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant […].

"L’approche narrative, plus qu’en observation, se place en contemplation de l’être humain. "Le praticien enrichit sa vie à contempler les personnes" pourrait-on proposer. Et l’on pourrait se surprendre à imaginer une version narrative des "Caractères". Un chapitre 17 qui ferait la part belle aux forces et qualités de l’humanité, dont les maximes seraient la quintessence de conversations narratives riches et variées, dont les mots sauvés et partagés seraient autant de bouées pour sortir la tête de l’eau, lever la tête, toujours, vers plus de dignité. Pour les générations à venir, un chapitre 17 qui ferait ainsi parler les fantômes du XXIème siècle, immortalisés, puisque raconter, c’est faire exister. La question est la suivante : praticiens, de qui serait peuplé votre chapitre 17 des "Caractères narratifs" ?

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