La résistance narrative du peuple Krenak, au Brésil.

Une autre idée du développement durable - par Julie Cardouat


Julie, formée aux Pratiques Narratives à Bordeaux et proche du Brésil, livre un article passionnant sur une thématique qui semble enfin toucher un peu plus largement que les seuls « écolos » (ou bien suis-je trop optimiste ?), étant donné la période de turbulences climatiques hors norme de l’année 2022 affectant cette fois les pays riches, aussi. Elle évoque une culture dominante « mangeuse d’histoires ». Déjà, simplement dans ma région du Sud-Ouest de la France, cette culture dominante a mangé, avec force et contrainte, les histoires de mes propres ancêtres qui s’exprimaient dans une langue imagée remplie de leurs liens forts avec la nature, rabaissée au rang de vulgaire et indigne « patois ». L’article de Julie parle de résistance et de récits multiples comme autant d’interprétations du monde possibles et je crois dur comme du fer que nous devrions redonner de la voix, partout dans le monde, à ces récits « locaux », n’en déplaise aux tenants de l’universalisme dogmatique et plein de certitudes, terrifiant « mangeur d’histoires ». L’article semble être aussi du côté du « tout n’est pas perdu » et je suis persuadée que faire, dire, expliquer, raconter, résister, défendre, n’est jamais vain. Je me suis rendu compte par exemple que quand je demandais à quelqu'un d’éteindre le moteur alors qu’il le laissait tourner pour rien devant chez moi, et cela arrive souvent, il le faisait. Simplement, il n’y aurait pas pensé tout seul ! Sans être naïve, je combats résolument ce que Paulo Freire dénonçait comme une forme de « fatalisme néo-libéral ». Nous pensions que cet article, très politique et pourtant poétique, serait une jolie façon de reprendre contact avec les idées narratives au retour des vacances et de bousculer encore un peu plus ses propres vérités. Très bon retour de vacances à tous donc et bonne lecture !

Catherine Mengelle


L'on revient rarement indemne d'un voyage à l'autre bout du monde. Je reviens d'un séjour dans l'état de Bahia, au Brésil. Dans ma valise, plutôt que des bibelots, j'ai ramené des livres. Parmi eux, j'ai lu et relu  « Ideias para adiar o fim do mundo* » (*Idées pour retarder la fin du monde) d'Ailton Krenak, publié en 2019. Il m'a semblé important de vous écrire aujourd'hui pour vous en parler.

« Idées pour retarder la fin du monde » vient de loin, des profondeurs du Brésil. De là, il donne à réfléchir sur notre conception occidentale de l'écologie, du développement durable et du droit à la diversité des récits autour de cette thématique. Il nous invite à réinterroger le mythe du développement durable, discours que propagent les institutions et corporations mondiales pour « prendre en otage nos conceptions de l'environnement ». La traduction d'extraits de cet ouvrage est artisanale, je l'espère la plus fidèle possible aux propos de l'auteur.

Ailton Krenak est né dans la région de Vale do Rio Doce (« vallée de la douce rivière »), entre les états de Minas Gerais et Espirito Santo, au Brésil. Le village Krenak est situé sur la rive gauche du fleuve Rio Doce. Sur sa droite : une chaine de montagnes. Elle a un prénom : « Takukrak ». Et aussi une personnalité, un visage. Le matin, les gens regardent en sa direction pour savoir si la journée sera bonne ou mauvaise. En 2015, le village Krenak se trouve profondément affecté par l'activité minière de la région. Un barrage cède, déversant près de 45 millions de m3 de déchets de fer issus de l'exploitation des minerais, entraînant des effets néfastes à long terme pour toutes les populations vivant sur les rives du fleuve.

Ailton est un penseur natif du peuple Krenak. Il critique l'idée globalisante d'une humanité unique et homogène, qui exerce son hégémonie sur la nature. Ce paradigme de la séparation de l'Homme et de la Nature est, selon lui, à l'origine du changement socio-environnemental de notre ère : l'Anthropocène. L’Anthropocène est une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. Face à cela, la résistance indigène se poursuit depuis plus de 500 ans, à travers, notamment, la reconnaissance de la diversité des récits et des visions du monde.

Une vieille dame parle à la montagne et la considère comme sa sœur : cela vous semble raisonnable ? Pour nombreux d'entre nous, cela relève, au mieux, du folklore. Pourtant, « il y existe encore de nombreuses personnes qui parlent avec les montagnes, en Équateur, en Colombie, dans les Andes. Vous trouverez des endroits où les montagnes sont en couple ! Elles ont une mère, un père, des enfants. Les gens qui vivent dans ces vallées font des fêtes en leur honneur. Ils leur donnent de la nourriture, des cadeaux, et reçoivent en retour des cadeaux des montagnes. De la même façon, il est possible de vivre avec l'esprit de la forêt, vivre dans la forêt et vivre de la forêt. » Les cours d'eau, les massifs montagneux, sont, pour certains, un membre de la famille à part entière. Pour d'autres : une ressource de subsistance et de consommation au bénéfice de « l'humanité ».

Pour résumer les propos d'Ailton Krenak : "Le monde est rempli de petites constellations de personnes éparpillées sur le globe qui dansent encore, chantent, font pleuvoir, considèrent les montagnes comme leur aïeul, refusent que leur territoire soit transformé en parc national - car de parc à parking, il n'y a qu'un pas […].Pourquoi ces narrations ne suscitent-elles pas notre enthousiasme ? Pourquoi sont-elles mises de côté à la faveur d'une narration globalisante qui souhaite conter une seule et même histoire au monde entier ?" Selon l'auteur, les récits contemporains prônent « l'avènement de la fin du monde pour nous faire abandonner jusqu'à nos rêves ». Sa réponse « provocatrice » à cela : retarder la fin du monde en continuant à raconter au moins une autre histoire. Une forme d'antidote au récit dominant. « Il est essentiel de vivre et partager l'expérience de notre propre façon de parcourir ce monde. Étant donné que la nature est en train d'être prise en otage de manière inexorable, soyons au moins capables de maintenir nos subjectivités, nos visions du monde, nos poésies sur l'existence. »

Ailton Krenak dénonce, entre autres, le « braquage » orchestré par les institutions gouvernementales et internationales, conçues et maintenues, selon lui, comme des structures-support à cette humanité décrétée : Banque mondiale, Organisation des États d'Amérique, Organisation des Nations Unies, Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO)... « Cette dernière (l'UNESCO) capte quelques lieux en guise d'échantillon gratuit et figé de ce qui se trouve sur Terre » […] De cette façon, les petits-enfants de nos arrières petits-enfants pourront, un jour, se promener dans ce musée à ciel ouvert référencé par l'UNESCO, pensant découvrir comment l'on vivait sur Terre, à l'époque. » En contrepartie, lorsque le peuple Krenak projette de créer une réserve de la biodiversité dans une région du Brésil, il faut argumenter auprès de l'UNESCO pour démonter en quoi il est important que la planète ne soit pas dévorée par l'activité minière. « Je me demande : pourquoi insistons-nous tant et depuis si longtemps à faire partie de ce club, que la plupart du temps limite notre capacité d'invention, de créativité, d'existence et de liberté ? »

Selon Ailton Krenak, il existe encore environ 250 ethnies au Brésil qui continuent de vouloir être différentes les unes des autres, qui parlent 150 langues et dialectes. « Il existe des centaines de narrations de peuples qui sont vivants, qui racontent des histoires, chantent, voyagent, discutent et qui nous apprennent beaucoup plus que ce que nous apprenons de l'humanité. Nous ne sommes pas les seules personnes intéressantes au monde : nous sommes une partie d'un tout. Cela peut aider à enlever un peu de vanité à cette humanité à laquelle nous pensons appartenir. »

Petit à petit, on abandonne le terme de « Découverte du Brésil » pour celui de « Retrouvailles» (« Re-encontro ») ; on remplace le terme « d'indigène » par celui de « natif» (« nativo »), ouvrant la voie à une autre Histoire. Pourtant, il reste encore beaucoup de chemin narratif à parcourir, de part et d'autre de l'Atlantique. En 1992, lors du Sommet de la Terre à Rio, les Nations unies officialisent la notion de développement durable autour de trois piliers : un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable. « Desenvolvimento sustentavel », autrement dit, « développement permettant de subvenir aux besoins » : c'est son nom lusophone. On retrouve l'équivalent en anglais, mot pour mot. « Développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » : c'est la définition en français. La question étant : développement durable et soutenable pour qui et aux yeux de qui ?

Alors, en matière d'écologie, quelles options pour cette génération du XXIeme siècle, qui a hérité de ce passé colonial mangeur d'Histoires, qui vit à l'heure de la globalisation et cherche à concilier préservation et consommation de l'environnement ? Déconstruire le récit, pour commencer à réparer ? Reconstruire les récits, pour réhabiliter ? Peut-être : faire émerger un nouveau récit transatlantique, inclusif, commun et préféré, un nouveau paradigme écologique qui reste à inventer ...

En 1989, Ailton Krenak s'est présenté devant l'Assemblée Constituante à Brasilia, capitale du Brésil, se peignant le visage en noir conformément aux traditions, pendant qu'il énonçait son discours. Entre 2017 et 2019, il donne des interviews et conférences au Portugal. Il continue d'échanger et de faire résonner le récit du peuple Krenak à travers les réseaux sociaux.

L'ouvrage d'Ailton Krenak est disponible en version française : Idées pour retarder la fin du monde, Ailton Krenak, Dehors Eds, 2020 pour l’édition française - pensez à vos libraires de quartier pour vous le procurer

Discographie en lien avec le sujet (Bande musicale) : Chico Cesar, « Reis do agronegocio » : à écouter ici

Youtubographie : à regarder ici

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