Parcelles narratives
Par Patrice Gilly.
Patrice continue à partager avec nous ses expériences narratives dans l’accompagnement de personnes luttant contre la maladie d’Alzheimer.
Outre les conversations en groupe, je saisis les occasions de parler en tête avec des personnes auxquelles je parais familier à défaut d’être reconnu d’emblée. J’ai transcrit cet aparté avec Irène juste avant la projection du film Odette Toulemonde qui a beaucoup plu à la quinzaine de spectateurs du Cantou (unité de vie protégée spécifique alzheimer) d’une maison de soins en Belgique.
Je croise Irène (prénom d’emprunt) dans la salle commune. Elle désire partir. Je lui suggère d’aller dans le patio. En chemin, elle demande si nous nous connaissons. Je lui dis que nous avons dansé ensemble la veille. Elle ne dit rien, réfléchit. Je lui propose de parler un peu avant le film. Elle dit bien aimer le cinéma mais qu’elle doit être là au soir pour sa fille.
Nous nous asseyons. Elle apprécie le soleil. Elle maugrée contre Mme S qui avait tenté de s’imposer sur le chemin du patio.
- Pas possible qu’on gâche par une seule personne.
- Vous voulez bien qu’on parle un peu tous les deux ?
- Pourquoi pas. Depuis que j’ai nonante ans, il y a un mot qui ne vient pas complètement. Je ne sais pas ce que dis. J’aimais bien parler, maintenant je suis vieille. Question de marcher, ça c’est curieux, ça va. Grâce à mes déplacements, je tiens.
(Elle a l’air de dire que physiquement, ça va, mais que la tête suit moins, avec ces mots qui manquent).
- Oui, vous êtes bien en forme. Hier vous avez beaucoup dansé. C’est quelque chose que vous faisiez avant ?
- Oui. On dansait avec un groupe… ou avec des inconnus. On n’était pas difficile.
- Où dansiez-vous ?
- Aussi bien près d’ici qu’ailleurs… Ma sœur Cécile (prénom d’emprunt), avec elle, c’était gai.
- Cécile, n’est-ce pas votre fille ?
- Je dansais avec elle parce que je la connais bien. Non, non, ce n’est pas ma fille. Ça m’est indifférent si on dit que je me trompe, je fais ce que je veux… et je ne fais rien aussi…
On est jamais en discute, je vais avec tout le monde, je suis très facile.
- Vous l’aimez beaucoup, Cécile…- C’est ma proche famille (réponse très rapide).
Silence.
- En fait, c’est peut-être ma fille. Me voilà à nouveau embarquée, je suis loin.
- Il y a des gens que vous avez envie de revoir ?
- Je ne sais pas, je suis bien avec tout le monde (bis). J’aime bien de bouger.Je prends un brin d’herbe détaché du tapis artificiel. Je lui fais toucher.
- Vous pensez que c’est de la vraie ou de la fausse ?
- Ce n’est pas de l’herbe.
J’évoque la séance de cinéma à venir.
- Le cinéma, j’aime bien, mais je dois partir. Je dois toucher du monde (elle vient de toucher le brin d’herbe). Je ne dois pas aller trop loin, il faut connaître le chemin. On est à la fin d’un séjour, on a été très contents. Il y a longtemps que je ne suis pas sortie. C’est aujourd’hui que ça me prend, je dois me décider. Dommage que je suis seule, je suis sortie sur un coup de tête.
- Vous êtes sortie avec moi, vous n’êtes pas seule.
- Comme vous étiez là… j’ai… on se connaît…
- J’ai perdu de l’argent (elle ne dit plus voler). Je prends des petites sommes. Je dois me refaire (terme de jeu).
Silence. Irène ferme les yeux, visage tourné vers le soleil.
- Quand il fait beau comme ça, j’aime bien me sentir à la campagne.
Silence. Elle me regarde :
- Et vous ? (curieuse)
- J’ai une femme. Nous nous connaissons depuis quarante-trois ans.
- Une fidélité qui vaut la peine.
- J’ai six petits-enfants.
- Il y a beaucoup de remue-ménage et on est heureux.
- Parfois, c’est fatigant (je dis).
- C’est la vie (réplique rapide).
J’amorce la fin de l’échange en l’aiguillant vers la salle télé.
- Je me perds facilement.
- Je vous accompagne.
- Alors, ça va. Après je m’en vais.
- Où allez-vous après ?
- Je vais chez moi, carrément. Je rentre. Peut-être qu’après j’aurai envie de quelque chose (en montrant la salle des résidents) mais je ne crois pas.
Nous cheminons vers le film. Une crainte réapparaît.
- On m’a tout pris…- C’est gratuit.
- Ah bien, je n’aimerais pas être à charge.
Elle s’assied. Je reste à ses côtés de façon à prolonger ces très belles vingt minutes.
Filaments narratifs
L’expérience vécue. Même si elle ne se souvient pas de moi, Irène a embrayé facilement sur la danse. Une part d’elle-même (corps, bien-être) a peut-être conservé un vague souvenir. Elle ne conteste pas quand je lui dis qu’elle a bien dansé.
Le toucher. Irène a bien différencié artificiel et réel. Ensuite, elle dit vouloir toucher plus de gens. Est-ce au propre ou au figuré ?
Le mouvement. Elle est satisfaite de sa mobilité au contraire de ses déficiences de langage. Irène tient bon grâce à ses promenades dans les locaux. Ce qui l’amène invariablement à évoquer son départ. La peur de se perdre est moins présente. Elle rentrerait à la maison, carrément.
Il y eut beaucoup de silence. Jamais de tension. Une fois peut-être quand je lui ai dit que Patricia était sa fille.
Le compte-rendu approximatif du contenu ne fixe qu’une infime partie de ce qui se noue (lien) dans l’échange informel basé sur la confiance réciproque. Confiance de la personne parlante dans l’écoute et le regard attentifs de l’écoutant ; confiance de l’écoutant dans la capacité de la personne à trouver les mots pour se dire en pointillés.
Irène a souvent fermé les yeux, a goûté le soleil sur son visage.
Attention, temps, réactivité dans le fil du monde esquissé au présent, autant de sésames pour amorcer un récit de plus en plus suivi au fil de l’échange, ponctué de longs silences qui permettent au narrateur de tisser en lui les fils d’une pensée et de puiser les mots qui la disent
.Plus la personne me voit, plus elle me reconnaît, plus nous nous connaissons. S’il y a un mini-objectif à viser, hormis le bonheur d’un échange abouti, c’est celui de nourrir la mémoire autobiographique en cultivant les moments empreints de ressentis corporel et émotionnel. Animer la conscience sensible plutôt qu’agiter une conscience pensante troublée.
Patrice Gilly, août 2019.