La Fabrique Narrative

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Réimaginer l’approche narrative - nouvel ouvrage de David Epston

Le dernier ouvrage de David Epston paraît en Français cette semaine. Traduit par Pierre Blanc-Sahnoun dont la préface est reproduite ci-après avec l'aimable autorisation des éditions Dunod, il développe une méthode de transmission des idées narratives assez nouvelle dans notre champ de travail qu'il a nommée "autoethnographie" et qui consiste à rédiger des cas thérapeutiques avec toutes les ressources stylistiques de la littérature. Il renoue également avec les sources de la pensée narrative : engagement politique en faveur de la justice sociale, curiosité, bienveillance et vigilance sur les activités des histoires de pouvoir et de privilège qui corrompent nos capacités à créer des communautés bienveillantes.


Préface de Pierre Blanc-Sahnoun

Désormais pratiquée régulièrement en thérapie et en coaching, la thérapie narrative, développée en Australie et en Nouvelle Zélande depuis les années 80, est arrivée en France en 2004. Cet été-là, Michael White, cofondateur de cette approche, invité par une école de coaching parisienne, a animé le premier séminaire permettant de découvrir cette approche radicale, qui mêlait justice sociale, théorie littéraire et thérapie systémique.

Le succès de ce séminaire, auquel n’assistèrent pourtant qu’une quinzaine de praticiens, amena l’organisation de nouvelles formations en 2005, 2006 et 2007, que Michael White, véritable rock-star de la thérapie familiale dans les pays anglo-saxons, honora par deux fois de sa présence en 2006 et 2007.

2007 constitue une année très particulière pour Michael White. D’une part, il quitte le Dulwich Centre qu’il avait fondé en 1983 avec son épouse et associée Cheryl pour fonder un nouveau cabinet, Narrative Practice Adelaide, avec une nouvelle équipe. D’autre part, il publie le 31 mai chez Norton un ouvrage intitulé “Maps”, dont il est loin de se douter de l’impact qu’il aura sur la pratique et l'enseignement de la thérapie narrative dans le monde entier. Voici ce que le journal de la Fondation Milton Erickson écrit sur “Maps” à sa sortie : “Michael White a créé ici un texte définitif de théorie et de pratique... Son œuvre prolifique constitue le fondement de la thérapie narrative, résumée et présentée systématiquement pour la première fois dans ce nouveau livre brillant... Magnifiquement organisé et agréable à lire, il donne vie à la théorie avec des transcriptions colorées de thérapie dans chaque chapitre et offre des exemples et des instructions pour appliquer les pratiques narratives à l'ensemble des défis de santé mentale que les psychiatres et les thérapeutes peuvent être amenés à relever. Bien qu'il s'agisse d'une excellente introduction accessible au domaine, les thérapeutes narratifs expérimentés s'appuieront sur sa rigueur, sa précision et sa subtilité pour revigorer et perfectionner leur art.” Quoique dithyrambique, cette recension contient déjà, hélas, les germes de l’ornière dans laquelle s’embourberont quelques années plus tard maints praticiens et formateurs, en l’espèce par le choix du mot “instructions”.

Car le 4 avril 2008, alors que Michael White et David Epston, insatisfaits de la trajectoire que semblait prendre la diffusion de la thérapie narrative avaient planifié une rencontre l’été suivant afin de tout remettre à plat, Michael décède brutalement d’une crise cardiaque alors qu’il animait un séminaire à San Diego. Dans la petite communauté narrative mondiale, et jusqu’en Europe, c’est un séisme. La perte d’un leader aussi talentueux et aussi charismatique en pleine force de l’âge provoque les réflexes habituels du deuil : apparition d’“héritiers” clamant leur légitimité, repli sur les textes fondateurs et rigidification d’une orthodoxie protégée par les “gardiens de la foi” autoproclamés, élévation de “Maps”, prestement traduit en français sous le titre de “Cartes des pratiques narratives” au rang d’un manuel indépassable car ultime chef d’oeuvre du maître.

Pourtant, David Epston, qui fut son ami et partenaire indéfectible dans la construction de l’édifice narratif nous prévenait dès novembre 2008, lors du Mémorial en l’honneur de Michael : “Michael était une personne très humble et discrète. Je suis certain qu’il serait très déconcerté par les manifestations de choc, de chagrin et de deuil que suscite sa mort, d'une part, et le respect et les flots d’hommages qui lui ont été rendus de Quito en Équateur à Séoul en Corée du Sud, de Moscou en Russie à Capetown en République d'Afrique du Sud. La pire crainte de Michael était les hagiographies. Je me souviens quand il m'a dit à quel point il était inquiet de ces versions de sa vie ; j'ai dû aller chercher le mot "hagiographie" dans le dictionnaire. J'ai appris qu'il s'agissait d'un genre littéraire consacré à la vie des saints.”

Plus loin dans son propos, il tentait de recadrer : “Il utilisait ses "cartes" pour révéler la direction qu'il prenait et pourquoi il se dirigeait dans cette direction, tout en nous avertissant qu'il y avait tant de directions qu'il aurait pu prendre - ou que vous-même pourriez prendre… Son intention était claire et reflétait sa propre modestie, à savoir rendre sa pratique et les idées qui la sous-tendent aussi facilement accessibles que possible pour nous. Dans son humilité, il a souvent laissé de côté le génie et parfois la magie dont tous ceux qui ont eu l'occasion d'assister à quelques réunions ou de regarder ses vidéos ont été témoins”.

Mais ces avertissements avisés n’empêchèrent pas “Maps” de devenir dans de nombreux contextes une sorte de notice de montage des conversations narratives, adoptée comme colonne vertébrale de leur enseignement par la grande majorité des nombreuses écoles et centres de formation qui ont vu le jour ces dix dernières années. L’inconvénient, comme il est amplement démontré dans la première partie de ce livre, c’est la “Googlisation” des cartes narratives, leur transformation de leur vocation première de support à l’errance en algorithme de GPS. Et en conséquence, le fait que les praticiens et praticiennes narratifs, au lieu de se connecter à la beauté, à la poésie, à la justice, ou tout simplement au client qui est assis en face d’eux, au lieu de puiser leurs questions à la source magique de cette conversation qui “crée des passerelles entre le désespoir et la naissance d’un nouvel espoir[1], montent et descendent consciencieusement les gammes de la carte en attendant qu’il se produise quelque chose de remarquable.  

Pendant les années qui ont suivi, David Epston, tout en respectant le deuil de toute une communauté dévastée par la perte de son leader, a continué à expérimenter, enseigner, chercher, faire se rencontrer des parapluies et des machines à coudre. Puis, pratiquement dix ans jour pour jour après la disparition de Michael, il est retourné sur les lieux à San Diego et a prononcé son célèbre discours : “Réimaginer la thérapie narrative : une écologie de la magie et du mystère pour les anticonformistes à l’ère de la stratégie des marques.”[2] Il y raconte comment Michael et lui avaient décidé de tout remettre à plat, désolés de voir que de nombreux praticiens n’arrivaient pas à dépasser l’imitation pour prendre pied dans la création. Il y plaide également pour une pratique renouvelée de la thérapie narrative, qui renoue avec “les esprits de la pratique” : “Quels sont ces esprits que j'ai volontairement mis au pluriel ? Voici ce qui me vient immédiatement à l'esprit : l'enthousiasme, l'irrévérence, l'improvisation, l'imagination, l'indignation face à l'injustice, la solidarité avec ceux qui souffrent, la créativité collective et l'esprit d'équipe, la fascination pour le mystère et la magie au cœur de la vie quotidienne. Il y en a d'autres, bien sûr.” 

Les esprits de l’approche narrative. Voilà le sujet du livre que vous tenez entre les mains. Remplacer les manuels, outils et modes d’emploi de toutes sortes qui ont fleuri au fil des années, particulièrement en France où le pragmatisme des coachs favorise souvent les approches concrètes et documentées par un retour vers les “esprits de la thérapie narrative”.

Le chemin que proposent David et ses co-auteurs, c’est celui des récits de cas cliniques, à la manière d’une nouvelle, ou d’un roman, dont le thérapeute, le client, sa famille, sont des personnages littéraires. “Le roman, dit Nancy Huston[3], est la seule forme narrative qui permet un accès à ce qui se passe dans l’esprit de l’autre.”  Ainsi, l’utilisation de la forme littéraire dans un compte-rendu thérapeutique, tel que l’ont utilisé Irvin Yalom ou Oliver Sacks, permet un accès sans équivalent au monde intérieur du thérapeute et aux intentions qui gouvernent ses choix dans l’élaboration de ses questions, aussi bien qu’à ses doutes, ses hésitations, parfois ses regrets, etc.

Cette pratique, désignée dans les pages qui suivent sous le nom d’auto-ethnographie, constitue également une innovation pédagogique importante dans une tradition d’enseignement basée sur l’étude de la théorie, puis de transcriptions de conversations désincarnées ou visionnage de vidéos et enfin d’exercices pratiques où le stagiaire s’efforce de reproduire ce qu’il a appris et vu, de le mettre en scène dans le réel, avec plus ou moins d’appréhension. Cette dimension du livre constituera certainement pour les formateurs et les formatrices une invitation à renouveler leur pédagogie ou en tout cas à emprunter quelques aspects de cette façon d’enseigner les narratives, décrite en détail par le talentueux Travis Heath.

Mais ce qui vous mord le coin du coeur dans ce livre[4], ce sont les histoires thérapeutiques elles-mêmes. Prévoyez des Kleenex. Car la jonction entre la thérapie et la littérature, jonction que l’approche narrative opère au niveau “macro” pourrait-on dire, à travers sa métaphore textuelle, se produit ici au ras du texte, dans l’épiderme même de ces contes dont le patient est le héros et où le thérapeute devient un personnage de chair et de sang avec sa charge d’espoirs et de douleurs. Quand je dis que le patient est le héros, c’est au sens premier du terme, “celui qui se distingue par ses exploits ou un courage extraordinaire”. Car au-delà de l'extraordinaire cours de thérapie narrative que proposent ces textes, ce sont les leçons de vie que l’on retient. Les personnages de Wilbur et de ses parents, de Julie et Brandon, de Jane la Trumpiste et surtout, en ce qui me concerne, de Chuan, la “fleur dans la tempête” accompagnée par l’extraordinaire Sasha Pilkington restent gravés dans nos cœurs. Et c’est à travers ces textes que “l’âme des pratiques narratives” nous devient intelligible, qu’elle prend forme sous nos yeux, qu'elle nous fait parfois réaliser que nous n’avions rien compris au film, qu'elle nous redresse et nous donne envie d’y retourner avec le regard clair et une motivation renouvelée.

Voici un livre qui marque le début d’une nouvelle façon de pratiquer et d’enseigner l’approche narrative, baptisée par David Epston et ses associés « thérapie narrative contemporaine ». Vingt ans exactement après la première visite de Michael White dans notre pays, elle vient à son tour enrichir et inspirer nos pratiques d’accompagnement. Mais pour « contemporaine » qu’elle se revendique, il se trouve que cette “nouvelle” façon est ni plus ni moins qu’un retour aux sources les plus classiques et les plus permanentes du travail de Michael White et David Epston : l’esprit d’aventure, le respect radical, la poésie du quotidien. On ne sort pas indemne de ce livre. Je vous aurai prévenus.

Pierre Blanc-Sahnoun - janvier 2024

[1] David Epston encore, dans son discours au Mémorial de Michael White en novembre 2008 à Adélaide (Australie), texte traduit et publié en français dans “Cas pratiques, cliniques et poétiques en thérapie narrative”, David Epston, Satas, 2016.

[2] Ce texte est traduit en postface de “La petite bibliothèque narrative”, ouvrage collectif sous la direction de Catherine Verilhac, Interéditions, 2022.

[3] Dans “l'espèce fabulatrice”, Actes Sud, 2008

[4] Comme le dirait Martine Compagnon.