La Fabrique Narrative

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Quand les membres du club de vie sont… spirituels !

Je me rappelle que nous avions modifié un jour le titre d'un de nos ateliers qui comportait la mention de l'invisible. Les gens se méprenaient et pensaient que nous allions parler de fantômes, ce qui n'était pas tout à fait le cas ! Voici un article qu'Aurélie Netz, anthropoloque formée aux PN, nous envoie de Lausanne et qui nous réconcilie avec l'invisible, en le replaçant au bon endroit, celui du club de soutien, d'une façon riche et délicate à la fois, articulant ses idées autour d'un cas pratique assez étonnant. C'est une thématique qui la passionne et je vous engage à poursuivre cette pensée spirituelle avec elle à travers son dernier ouvrage : (2024) En dialogue avec l’invisible : enquête sur les relations avec des êtres invisibles, Saint-Maurice : Saint-Augustin. 

Catherine


© Illustration de Tania Netz, artiste.

Par Aurélie Netz

Ces dernières années, j’ai mené plusieurs enquêtes ethnographiques pour comprendre la spiritualité comme elle est vécue aujourd’hui, avec ma casquette d’anthropologue. Je me suis basée sur des entretiens approfondis avec des personnes qui m’ont partagées leurs récits de vie : neuf femmes atteintes de maladie chronique pour lesquelles la spiritualité et des thérapies alternatives ont amené un mieux-être, une guérison intérieure. Pour ces femmes, il y avait souvent un être spirituel qui avait joué, dans leur parcours, un rôle essentiel : que ce soit Dieu, un guide, des anges dont elles disaient recevoir une force pour vivre l’épreuve de la maladie. Dans deux cercles de femmes auxquels j’ai participé lors d’une autre recherche, étaient évoqués des êtres spirituels divers, comme la Déesse ou des anges. Et dans les accompagnements spirituels où je mobilise l’approche narrative, également, les invisibles s’invitent, sont invités par les personnes que j’accompagne. J’ai donc voulu en savoir plus sur ces relations que les personnes évoquaient par petites touches : ces relations avec des êtres spirituels, des êtres invisibles. Et j’ai rencontré six femmes et deux hommes pour en discuter.

Alors quand j’ai commencé à suivre la formation initiale en pratique narrative à la Fabrique Narrative, au regard de ce qui émergeait de mes rencontres avec les femmes et les hommes qui me partageaient leurs récits préférés, j’ai tout de suite aimé ce concept de club de vie qui dit que, pour retrouver sa place, donner plein écho à son identité, les autres personnes sont centrales. Cette observation prend son origine dans les sciences sociales, et notamment l’anthropologie qui insiste sur l’importance des appartenances sociales, culturelles, des environnements dans lesquels nous évoluons, et qui coconstruisent notre rapport au monde, à nous-même et aux autres. Ainsi, c’est face à autrui, que chacun·e joue et négocie avec ses segments d’identité qui s’établissent et se renouvellent par des expériences concrètes, et prennent leur pleine densité par les récits.

D’après le psychothérapeute et travailleur social, Michael White (2009 : 135 et s.) co-parent de l’approche narrative, le club de vie est constitué de toutes les personnes humaines ou non, rencontrées ou non :

« Ces personnages n’ont pas besoin d’être connus directement pour être significatifs dans les conversations de regroupement […] Il peut d’agir d’auteurs de livres qui ont été importants, ou de personnages de films ou de bandes dessinées. Ces personnages n’ont pas non plus besoin d’être des êtres humains : il peut s’agir de peluches datant de l’enfance, ou d’un animal domestique préféré ».

Les membres du club de vie participent de l’identité de la personne, que l’on peut faire émerger lors de conversations dites de re-groupement (re-membering, en anglais) :

« [qui] ne sont pas des évocations passives de souvenirs, mais des réengagements déterminés dans l’histoire de vie présente et de sa projection d’avenir ».

Dans l’exploration du club de vie de la personne, on découvre que les membres du club ont influencé, nourri, enrichi l’identité de la personne. Pourvoyeurs de soutien, leurs vies à eux aussi ont été aussi métamorphosées par la relation avec la personne. Mais si White évoque toutes sortes de natures pour les membres du club de vie, il n’évoque pas les êtres spirituels qui sont essentiels pour de nombreuses personnes !

Face à ce constat, c’est avec cette attention particulière sur les liens avec des êtres spirituels constitutifs des identités des femmes et des hommes que j’ai rencontrés, que j’ai tenté de poser des questions, chercher des réponses : des pistes sur ces membres un peu particulier du club de vie.

J’ai envie de partager ici des éléments de l’échange particulièrement riche que j’ai vécu avec Stéphane, un jeune homme au début de la trentaine[1]. Né en Chine, il est venu rejoindre ses parents à l’âge de six ans en Suisse romande. L’être spirituel avec lequel il me raconte sa relation est la bodhisattva Guanyin, un être spirituel, qui, à la fin de sa vie terrestre a atteint l’éveil. Son nom signifie « celle qui entend les souffrances ».

Leur relation s’est construite par étapes. Lors de ses études, Stéphane a fait connaissance avec Guanyin durant la lecture d’un récit traditionnel dans lequel est raconté comment elle prend soin d’un moine durant son voyage initiatique. Stéphane recroise Guanyin lors d’un voyage au temple des 10000 bouddhas (Hong Kong) : dans une échoppe, il tombe sous le charme d’un pendentif de jade blanc qui se révèle représenter Guanyin et qu’il ramène avec lui :

« J’en ai parlé à ma mère et j’ai eu une grande surprise ! Elle m’a appris que Guanyin était présente chez nous depuis très longtemps, mais sans que je le sache ! À la maison, il y avait un petit autel bouddhiste avec une statuette en jade qui représentait une femme. Quand j’étais petit, je demandais à ma mère : “C’est qui cette femme ?” et ma mère me répondait : “C’est un bouddha” sans aller plus loin que ça… Mais même petit, j’avais une attitude un peu craintive en me disant que je devais faire attention à la statue, mais sans me poser trop de questions non plus. Ma mère avait fait un autel à Guanyin, parce que le restaurant de mon père ne marchait pas très bien. Ma mère a donc demandé à la famille de faire venir Guanyin depuis la Chine pour que le restaurant connaisse le succès. La dernière fois que j’ai discuté de ça avec ma mère, elle m’a dit que ça avait vraiment marché, que quand elle avait fini de mettre en place l’autel à Guanyin, bien avant ma venue dans leur appartement, les affaires du restaurant marchaient beaucoup mieux… Je ressens que Guanyin est un peu une divinité de notre famille qui a toujours été là. »

La déesse est donc bel et bien présente, personnifiée dans ces statues de jade, déjà protectrice de la famille, de leur bien-être autant spirituel, émotionnel que matériel. Un membre du club de vie familial. Les relations tissées par ses parents se transmettent à Stéphane qui (re)découvre cet être à la fois proche et méconnu. Mais la relation entre lui et elle, Stéphane en prend soin, par divers rituels comme la prière :

« Et, jusqu’à présent, ça m’a toujours suivi et ça m’arrive de la prier. Parce que dans la tradition chinoise, on dit que si on souffre et qu’on prononce le nom de Guanyin, elle intervient pour apaiser les souffrances. Au départ, je priais surtout pour moi, mais maintenant, j’essaie de prier pour les autres… Ça peut être des pensées durant la journée, mais j’essaie aussi de faire les choses de manière plus formelle : je joins les mains, je ferme les yeux, j’essaie d’être dans un état méditatif, un état de transe, et après d’entrer dans la prière, de formuler la demande. »

-       Comment tu décrirais Guanyin pour quelqu’un qui ne la connaît pas ?

-       Elle est bienveillante et sévère à la fois. Elle dégage vraiment un amour infini, une compassion sans limite. Elle est là pour aider mais il y a aussi une certaine sévérité chez elle, pour encourager, pour pousser à une pratique juste. Elle a aussi une certaine exigence au niveau de la droiture, de l’intégrité pour nous éviter de devenir quelqu’un qui a l’ego tourné vers lui-même. Je me sens protégé par elle, sa présence me donne le courage ou l’audace de faire certaines choses dans ma vie.

Guanyin a dans le club de vie de Stéphane une place bien particulière, il explique comme elle attend aussi de lui un travail éthique dans ses choix de vie. Je trouve fascinant ce que Stéphane me partage ensuite : si ce membre du club de vie influence son existence à lui, lui aussi apporte quelque chose à l’existence de Guanyin :

« J’ai l’idée que ces entités, ces dieux, pour qu’ils soient là, il faut aussi qu’on demande leur présence, qu’on les appelle. Après une prière, j’ai l’impression que ces dieux sont vraiment contents qu’on ait fait appel à eux parce que dans le monde sécularisé dans lequel on vit aujourd’hui, c’est un peu comme si on les avait mis au chômage ! Et du coup, ils s’ennuient à mourir de n’avoir rien à faire ! Je sens une satisfaction de leur part d’être appelés. »

Lors de ces entretiens que j’ai vécus avec Stéphane, cités ici en partie, j’ai été fascinée de découvrir comment il avait intégré Guanyin dans sa vie : cette relation lui a permis de réfléchir à qui il était dans ce monde, face à lui-même et aux autres. Il m’a aussi dévoilé comment il voyait cette relation dans un échange fécond… Grâce à Stéphane, l’on découvre comment ce membre spirituel du club de vie participe pleinement de la construction de son identité. Une thématique à approfondir, sans nul doute ! D’ailleurs, n’est-ce pas le propre des belles relations – faites d’amour et d’attention réciproques – que de se perpétuer par un échange dynamique et vecteur de liberté sur lequel s’appuyer pour oser s’affirmer tel·le que l’on est ?

[1] Pour retrouver la suite de son récit cité en partie ici, lire Aurélie Netz (2024) En dialogue avec l’invisible : enquête sur les relations avec des êtres invisibles, Saint-Maurice : Saint-Augustin, pp. 92-103.

Pour aller plus loin :

Michael White (2009) Cartes de pratiques narratives, Bruxelles : Satas.

Aurélie Netz (2023) Femmes en quête de guérison : spiritualité et résilience dans la maladie chronique, Saint-Maurice : Saint-Augustin. 

Aurélie Netz (2024) En dialogue avec l’invisible : enquête sur les relations avec des êtres invisibles, Saint-Maurice : Saint-Augustin.

Aurélie Netz est anthropologue, passionnée par la créativité dont les personnes font preuve dans leur vécu de la spiritualité. Elle est autrice de trois enquêtes et d’articles, accompagnante spirituelle, praticienne narrative et formatrice.

Retrouvez le travail d’Aurélie Netz ici (ouvre un nouvel onglet dans votre navigateur)