La Fabrique Narrative

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Le véritable bureau des légendes :  SF et narrative

Par Pierre Blanc-Sahnoun

Le fait que la réalité est une histoire que l'on peut altérer à l'insu de ses habitants est un vieux thème de la SF.

On le trouve chez Philip K Dick,  comme l'un des sujets centraux de toute son œuvre. “Ubik” en donne une variation étincelante. Dans « le Dieu venu du Centaure », Dick nous montre ce que vivent les gens prisonniers d'une cascade d'histoires sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle (en même temps, c’est plus ou moins notre situation à tous et à toutes).

On le retrouve aussi dans “Simulacron 3”, de Daniel F. Galouye, où l'ensemble d'une société découvre qu'elle n'est qu'une simulation dans les entrailles d'un ordinateur d'une société d'études de marché (une idée que l'on retrouve d'ailleurs presque à l’identique dans le dernier Goncourt, « L'anomalie »). 

Bref, la nature de la réalité a toujours été l'une des questions centrales de ce que l'on a appelé la spéculative fiction. C’est dire que s'il est un genre littéraire perméable aux idées narratives, c'est bien la SF. Au centre du paysage, il y a le géant Damasio dont le dernier roman, « les furtifs », paru en 2019, réussit la prouesse de combiner un thriller narratif hallucinant versant parfois dans la pure poésie, et une histoire d'amour bouleversante.

Tous ces auteurs utilisent la relation à la représentation de la réalité et ses variations comme toile de fond de leurs intrigues.  Mais Antoine Bello la théorise, et en fait l'objet central de sa trilogie des « falsificateurs ». L'action se passe au sein d'une sorte d'agence international secrète, le CFR ou Consortium de Falsification de la Réalité. Son objectif est de fabriquer des histoires et de les injecter dans la réalité en les intégrant aux archives officielles, aux bases de données de référence, aux dossiers de police, et cetera. Nous suivons l'ascension d'un jeune scénariste, Sliv Dartunghuver, au sein de cette organisation qui possède des bureaux et des unités secrètes sur toute la planète. On voit comment cette entreprise produit et diffuse des histoires afin d'influencer les perceptions des gens. On conjecture beaucoup sur le but, la mission ultime du CFR, connue des seuls membres du mystérieux Comex, 6 personnes qui détiennent entre leurs mains le destin de l'organisation et de ses dizaines de milliers d'agents. 

La trilogie s'ouvre sur « les falsificateurs », où Sliv  est initié aux mécanismes du CFR. « Les éclaireurs », son deuxième opus, développe le thème en une série de récits d'opérations plus ou moins réussies, arrivant à ne pas trop sombrer dans le complotisme ni le climato-scepticisme malgré le récit détaillé de la contribution du CFR à l'élection d'Obama, à la guerre en Irak, à la chute du mur de Berlin, à la reconnaissance du réchauffement climatique, et cetera (on l'aura compris, l'action se passe dans les années 1990 donc autant pour les amateurs de batailles spatiales en 3D et d'extraterrestres maléfiques).

Mais c'est dans le 3e épisode, « les producteurs », qu'on a l'impression de lire un roman fondé sur les mêmes postulats constructivistes, intentionnels, textuels et cognitifs que de la thérapie narrative, mais sous forme de fiction. Les fondateurs et fondatrices de l'approche narrative ont théorisé la façon dont les histoires nous informent et nous enferment, tissant la toile pleine de trous et de rustines d'une réalité à laquelle nous donnons cohérence en la mettant en récit, un récit totalement arbitraire. Et bien si les idées de Michael White avaient pu servir de base à un roman de SF, ce serait “Les producteurs”. 

Voici un petit extrait : “ les historiens, comme leur nom l'indique, racontent des histoires. Comprenez s'il vous plaît la différence entre le passé et l'histoire. Le passé, c'est ce qui est réellement survenu. Il est incontestable que les Noirs chantaient du gospel à la fin du 19e siècle ou que le Parlement de Louisiane a passé certaines lois en 1892. Faire de ces événements les jalons de la naissance d'un mouvement que l'on appellera le jazz, c'est en revanche raconter une histoire. Tel professeur d'université de Harvard écrira la sienne, vous pourriez écrire la vôtre qui ne serait pas nécessairement plus bête.” (p 109)

Peut-être un nouveau sous-genre, la « SF narrative » est-il en train de prendre corps au même rythme que les idées narratives se sont infiltrées depuis plusieurs années dans de nombreux domaines d'activité, n’y emportant pas toujours, et c'est bien dommage, la rébellion politique et l'engagement de justice sociale qui vont avec.

Si le roman est, selon la formule de Nancy Huston, « la seule forme littéraire qui permettent de voir penser l'autre et de le voir penser différemment de soi », la SF est celle qui permet en prime d'explorer différentes versions de la réalité. On est là au poste frontière de la thérapie et de la littérature, de la folie et de l'art. Une frontière très perméable, comme l'a montré « Les clans de la lune Alphane », encore Philip K Dick et son obsession pour la façon dont la maladie mentale façonne le monde au travers d'une série de récits et de représentations qui la consolident en retour. Exactement notre objet de travail de narrapeutes. L'approche narrative n'est jamais très loin de la SF ; elle constitue peut-être la première forme de thérapie spéculative.

PBS