La Fabrique Narrative

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Le sentiment d’échouer à être une personne « comme il faut »

Cet article, signé par Barbara Brelle-Lenoir, me touche à plusieurs titres. D’abord parce qu’elle parle suite à sa participation d’un atelier en visio que j’ai animé, ensuite parce qu’elle y offre un témoignage émouvant concernant sa fille, et enfin parce que l’histoire de son grand-père mosellan résonne avec celle de mon propre grand-père, gerçois. Deux histoires éloignées géographiquement et si proches à la fois. Son article m’interroge aussi sur ma responsabilité en tant qu’enseignante-formatrice en termes d’impact dans la vie des personnes qui se forment avec moi…

Catherine


Ce mercredi, je participe à la journée animée par Catherine Mengelle intitulée « Le sentiment d’échouer à être une personne comme il faut ». C’est une manière pour moi de renouer - ou en tout cas de me « refrotter » - aux Pratiques Narratives auxquelles je me suis formée il y a 3 ans et qui teintent aujourd’hui mon identité et ma pratique professionnelle. Cette journée autour du sentiment d’échec personnel a été bien plus qu’une manière d’approfondir ma pratique. Elle a mis au jour un lien que je sentais mais que je n’arrivais pas à faire : un lien profond entre l’histoire de mon grand-père et celle d’une de mes filles, que j’accompagne, soutiens et tente de sortir… du sentiment d’échouer à être la bonne personne.

Quand la vie nous rattrape

Depuis le début de ma « reconversion » - que j’appellerais plutôt conversion car j’ai l’impression d’avoir glissé d’un endroit à un autre qui, au final, sont très liés - je suis liée à mon grand-père. C’est lui qui m’a mise sur ce chemin, sans le savoir.

Ce grand-père m’a fait don de sa biographie lorsque j’avais 25 ans. À la suite du décès brutal de ma grand-mère, il s’était décidé, seul, sans en parler à personne, à écrire son histoire. Lui qui avait toujours travaillé dur, usé ses mains à l’usine, fait son jardin, monté sur son vélo pour aller dépanner qui en avait besoin, décide ce jour-là de prendre un cahier et un crayon et se met à écrire.

Il écrit l’histoire qui jusque-là se raconte et se transmet à l’oral. Une histoire qui fait partie de la famille et qui le constitue dans toute son identité. L’histoire d’un jeune mosellan, né en 1920 alors que l’Alsace et la Moselle sont tiraillées entre la France et l’Allemagne. L’histoire d’un bébé dont la mère est morte des suites de couches au lendemain de sa naissance. L’histoire d’un garçon qui a quitté l’école à 13 ans pour aller travailler. L’histoire d’un jeune homme qui rencontre et tombe amoureux de ma grand-mère au début de la guerre. Et qui est appelé à intégrer de force l’armée allemande quelques mois plus tard. L’histoire enfin d’un homme décidé à ne pas combattre avec l’uniforme ennemi et qui réussit à s’enfuir et à se cacher pour sauver sa peau. Une belle histoire qui se termine sur un vélo entre Reims et les Vosges où il parcourt des centaines de kilomètres pour retrouver celle qu’il aimera jusqu’à la fin de ses jours, même si elle l’a quitté bien trop tôt à son goût.

Cette histoire, il la baptise « Journal d’un réfractaire » car c’est comme cela que l’on appelait à l’époque ceux qui refusaient de rejoindre les rangs de l’armée, même ennemie. Un réfractaire est quelqu’un « qui refuse de se soumettre, qui résiste ».

Du sentiment d’échouer à l’acte de résistance

À la fin de cette journée sur le sentiment d’échec, c’est le mot « réfractaire » qui me revient. Tout au long de la journée, nous n’avons eu de cesse de mettre au jour que ce que chacun vit comme un échec, échec de ne pas parvenir à se conformer à une certaine norme (sociale, éducative, professionnelle, etc.), pourrait être avant tout regardé comme un acte de résistance.

Whaouh. C’est énorme. Enorme de penser que l’on peut aider des personnes « juste » en parvenant à faire l’effet « flip » comme Catherine aime à le baptiser. L’effet « flip », c’est la question qui permet d’entrer dans une autre dimension. La question qui fait basculer d’un monde d’échec à un monde de résistance. Résistance à une norme imposée. Résistance à ne pas faire comme tout le monde. Résistance à ne pas être dans la masse de la courbe de Gauss. Résistance qui vient dire « stop, j’arrête d’essayer de me contorsionner dans tous les sens pour tenter de me conformer à un truc qui ne me convient pas du tout. » Résistance à cette double peine imposée : peine d’échouer à être dans la norme et peine à échouer dans les efforts avec lesquels la personne se démène pour se rapprocher le plus possible de la norme. Sentiment d’échec associé à un sentiment de décalage : une double bombe à retardement pour l’estime et la confiance en soi.

Des histoires qui nous relient

Pourquoi faire lien entre cette histoire d’échec et celle de mon grand-père ? C’est en fait bien plus que ça que je relie. Je relie le chemin qui m’amène depuis plusieurs années à mettre les récits de vie au cœur de ma pratique. Quelle histoire raconte-t-on de soi ? Quelle histoire fait de nous la personne que nous sommes aujourd’hui ? De quelle manière pourrait-on regarder l’histoire autrement pour se décoller et restaurer des identités malmenées ? etc.

C’est tout ce chemin que je fais avec les personnes que j’accompagne. Mais qui est aussi relié à ma propre histoire. À ce qui fait que j’ai dit « oui » sans hésiter à cette journée : l’histoire de la dernière de mes trois enfants. Une jeune fille aujourd’hui en pleine adolescence qui souffre toujours autant du fait de se sentir en échec face à la norme. Une norme qui voudrait qu’elle doive se conformer à un système scolaire fait pour ceux qui sont dans la norme. Ceux qui cochent toutes les cases du « ni trop ni pas assez ». Un système qui a, en tout cas, beaucoup de mal à s’adapter à ceux qui arrivent chaque matin avec leurs spécificités. Ma fille arrive chaque matin avec un trouble du langage oral (dysphasie) non visible a priori, associé à un trouble du langage écrit (dyslexie), depuis le début de sa scolarité à l’école, au collège et aujourd’hui au lycée.

Son histoire avec ses troubles est complexe. Avant même que les mots n’aient été prononcés, que le diagnostic DYS ne soit tombé, elle a très bien compris « qu’un truc clochait », qu’elle n’arrivait pas à comprendre tout ce qu’on disait, que les poésies étaient beaucoup plus difficiles pour elle à apprendre que ses frère et sœur. Alors très jeune, au lendemain de ses 7 ans, son cerveau s’est emballé. Il s’est mis en boucle en mode douleur permanente sur sa cheville droite qu’elle s’était blessée à plusieurs reprises au cours des mois précédents. Après 3 arrachements osseux, le diagnostic est tombé : algoneurodystrophie. Un traumatisme très rare chez l’enfant et qu’aucune personne du corps médical ne cherche à nous expliquer à l’époque : c’est là, le chemin va être long et douloureux, « bon courage ».

Le chemin a effectivement été long et douloureux. Pour elle avant tout mais forcément pour toute la famille qui a été largement impactée : les douleurs se sont transformées en handicap temporaire. Impossibilité de marcher. Impossibilité de toucher le pied, de mettre une chaussette en hiver, de mettre une couverture pour dormir. Chaise roulante pour aller à l’école. Béquilles pour se déplacer. Une maison à étages. En pleine montagne. De la neige. Elle et nous sommes embarqués sur une belle « galère ». Pas d’autre choix que de sortir les rames et de continuer malgré tout à avancer.

Au milieu de cela, elle a soif d’apprendre. Comme tout enfant de CP-CE1 elle se lance dans les apprentissages de la lecture, de l’écriture, du calcul, etc. Si ça démarre plutôt bien, ça s’enraye assez vite. Avant la rentrée de CE1, un bilan orthophonique, que j’initie, tombe : dyslexie. Puis quelques mois plus tard, la dysphasie. L’orthophoniste a mis du temps à se décider pour faire le test. Car c’est beaucoup plus insidieux mais c’est bien là. Ce fameux trouble du langage oral qui ne disait pas son nom.

Qui connait la dysphasie ? Qui peut savoir à quel point c’est handicapant ? Personnellement, je n’en avais jamais entendu parler. Mais lorsque l’orthophoniste exceptionnelle que nous rencontrons à cette époque nous explique, pour moi tout s’explique : pourquoi les mots ne sortaient pas alors que dès l’âge de 11 mois ma fille voulait parler. Pourquoi un jour à table, vers l’âge de 5 ans, elle s’est mise à pleurer en nous disant qu’elle ne comprenait rien à ce que l’on disait à table. Pourquoi ces foutues poésies ne voulaient pas entrer. Pourquoi son corps parlait à la place des pensées qu’elle n’arrivait pas à formuler.

Après des années de combat pour l’accompagner, mettre tout en place pour l’aider, la soutenir, j’ai compris une chose essentielle grâce aux pratiques narratives : ses deux compagnons DYS font certes partie d’elle mais ne sont pas constitutifs de sa personne. En gros, elle ne peut être réduite à ses troubles DYS. Arrêtons de dire « Elle est dyslexique et dysphasique ». Parce qu’en disant cela, on lui donne l’impression de n’être que ça. Et c’est aussi beaucoup charger son sac d’école chaque matin avec deux poids très très lourds qui viennent l’accompagner toute la journée. Ce jour-là, je lui ai demandé comment elle voulait les appeler : il y avait son algo et ses DYS. Elle les a appelé Johnny et Halliday. Le chanteur venait de mourir, elle ne le connaissait pas particulièrement mais tout le monde en parlait beaucoup. C’était comme une évidence pour elle. Cela nous a permis quelques conversations marrantes, de détachement, d’éloignement de ces foutus problèmes qui lui collaient à la peau.

Ça m’a aidée aussi, en tant que maman, à regarder les choses sous un autre œil. Je me suis rendue compte que la double peine était énorme : non seulement il était compliqué pour elle de répondre à ce qu’on attendait d’elle, scolairement. Mais en plus elle était embarquée dans un programme de « rééducation » de toutes parts pour tenter de se rapprocher de cette norme : orthophonie, ergothérapie, orthoptie, puis plus tard psychomotricité, pédopsy… Nous sommes toutes les deux devenues de véritables expertes en accompagnement de ses troubles ! Et épuisées…

Lutter ou s’adapter ?

Sans cesse, une phrase d’un pédiatre qui l’avait vue au moment de l’algo, me revient : « ce n’est pas à elle de s’adapter au système scolaire. C’est au système scolaire de s’adapter ». Je l’ai regardé un peu stupéfaite, n’étant pas sûre de bien comprendre ce qu’il me disait. La seule réponse qui m’est venue alors fut : « certes mais qu’est-ce que je fais de ça ? ». Faut-il se battre contre le système ? Tenter de trouver d’autres systèmes qui n’existent pas ? Ou accompagner son enfant du mieux possible à tenter d’entrer dans un système qui ne lui convient pas mais pour lequel nous n’avons pas d’alternative.

Cela fait partie de son histoire, et par ricochet de la mienne. Elle est en seconde aujourd’hui. Aucun enseignant ne peut se rendre compte ni du chemin qu’elle a déjà parcouru ni du combat qu’elle mène tous les jours contre elle-même et contre le système. L’estime de soi est entamée. Sa confiance en elle sans cesse mise à rude épreuve par de toutes petites phrases de quelques professeurs qui font comme si tout ceci n’existait pas parce que c’est plus simple. Des phrases qui ne lui sont pas forcément destinées mais qu’elle ne peut s’empêcher de prendre pour elle. Parce que malgré tout, sa grande force c’est qu’elle  aime l’école. Et qu’elle a soif de réussir. Alors elle s’accroche. Coûte que coûte. Pourtant le sentiment d’échouer à être comme ses frère et sœur est omniprésent. Elle est fatiguée de ne pas être comme les autres. Et de tous les efforts qu’elle fait pour tenter de s’en rapprocher.

Que pourrais-je lui dire demain pour l’aider à ne pas flancher ? Quelle sera la question flip qui l’aidera à regarder les choses autrement ? Cette petite chose, ce « petit rien » qui l’aidera à s’accepter pleine et entière sans être en lutte avec elle-même ?

Si je suis convaincue aujourd’hui que toute cette histoire n’aura fait que la renforcer dans ce qu’elle a de beau et de fort, qu’elle en ressortira adulte d’autant plus forte qu’elle sera parvenue à dépasser tout cela, j’ai aussi conscience que le chemin reste encore entier de son côté. Difficile pour elle d’entendre l’effet flip face à un système hyper normalisateur et normalisant.

La lumière au bout du chemin

Au début de la journée, nous avons parlé des compétences de vie. Quelles sont les compétences de vie que nous ont transmises nos parents et grands-parents ? À la fin de la journée, je me suis dit qu’entre ce grand-père réfractaire et ma fille résistante, le lien était beaucoup plus fort que je ne le pensais. Et au milieu de tout ça il y a moi. Moi qui résiste pour que tout cela tienne. Pour que le fil ne craque pas. Un lien qui me permet de garder espoir qu’à la fin tout ira bien.

J’aime aussi à penser que ce qui nous relie dans ces trois histoires, c’est ce qu’elles ont d’extra-ordinaire : 3 histoires presque ordinaires si elles n’étaient pas si extras.